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où ils seront dispensés de manger du saumon. Je n’ai lu aucun de ces contrats ; mais à la quantité de saumons dont les tables sont assaillies dans le nord de l’Angleterre, on comprend fort bien que des garanties soient réclamées contre ce genre d’oppression. Le dicton écossais se retrouve sous forme de vieille souvenance dans les bassins de la Vienne et de la Creuse, où un saumon est maintenant une curiosité. Partout où la pêche est encore pratiquée, on se plaint d’un appauvrissement progressif, et, si j’ose me citer moi-même, je n’ai mémoire ni d’avoir côtoyé un cours d’eau à saumons sans en interroger les riverains, ni d’avoir reçu d’eux d’autre réponse que la comparaison de leur pénurie avec l’abondance dont jouissaient leurs pères. Pour n’évoquer qu’un fait officiel, les pêcheries de saumons de la Bretagne étaient affermées avant 1789 par les états de la province sur le pied de 200,000 fr., équivalant à bien près d’une somme double de nos jours, et toute la pêche des rivières navigables et flottables de France était, en 1859, affermée au prix de 594,953 francs !

Comment s’est amoindrie une richesse que tout le monde avait intérêt à développer ? Demandez plutôt comment, sans cesse attaquée à sa source et dans son épanouissement, il en reste encore quelque chose.

Plus le saumon se rapproche pour frayer des sources des rivières, plus la rareté croissante des eaux facilite le succès des pièges qu’on lui tend, et comme ces eaux ne sont ni navigables ni flottables, il y est sans aucune protection à la discrétion des riverains. Il fraie cependant, et ces passages périlleux se remplissent de petits saumoneaux. Si ces jeunes poissons regagnaient librement la mer, ils en reviendraient grossis, fortifiés, et l’empoissonnement futur de la rivière maternelle serait assuré ; mais le moment où la pépinière devrait être protégée, par la plus extrême sollicitude est précisément choisi pour la dévaster sans merci. Le poisson qui vient d’éclore est en butte à une guerre acharnée, impitoyable ; tout le monde s’y met ; hommes, femmes, enfans, semblent se disputer des prix de destruction : on ne se contente pas de barrer de distance en distance les ruisseaux avec des filets à mailles étroites ; on y jette de la coque, de la chaux, qui empoisonnent les eaux ; ce n’est plus aux individus, c’est à l’espèce même qu’on en veut. Ce spectacle est celui qu’offrent à chaque printemps le lit de la Loire dans le voisinage du Puy et celui de l’Allier en amont de Brioude. Grâce à l’amélioration des communications, tout le produit de ce gaspillage est aujourd’hui consommé par des hommes ; mais le temps n’est pas fort éloigné où, quand les hommes étaient repus, le surplus du poisson revenait aux pourceaux.