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disposent avec beaucoup d’art, à de faibles profondeurs, des lits de petit gravier, et y font échapper successivement, en y frottant légèrement leur ventre, les œufs, puis la laitance dont elles sont chargées. Les habitans des montagnes où la truite est commune ont appris d’elle à lui préparer des frayères artificielles, où elle se rend de préférence. La pisciculture doit de plus grands progrès encore à un pauvre pêcheur des Vosges, qui a rendu célèbres depuis dix-huit ans le village de La Bresse, et le nom de Rémy. Il remarquait avec chagrin (car c’était le gagne-pain de sa famille qui fuyait) que depuis plusieurs années la truite désertait progressivement divers ruisseaux du bassin de Remiremont. Prenant pour point de départ ses observations personnelles sur les pontes et les éclosions de ce précieux poisson, il entreprît de le ramener dans les eaux de son voisinage. Il imita, dans des récipiens alimentés par des courans d’eau limpide, les frayères de la montagne, y répandit, au moyen d’une légère pression de la main, d’abord des œufs, puis de la laitance de truite, surveilla les œufs fécondés jusqu’à l’éclosion, et, confiant le fretin devenu plus fort aux ruisseaux appauvris, leur rendit leur ancienne richesse. À peine le succès fut-il constaté que l’originalité de l’invention fut déniée. M. Coste a rendu justice à tout le monde sur l’invention des procédés de fécondation artificielle du poisson[1]. Il a montré comment elle remontait à l’année 1758 et à Jacobi, le chef d’une famille de Düsseldorf qui a donné plusieurs savans à l’Allemagne[2]. Tout le système est exposé en détail dans le Traité des Pêches de Duhamel du Monceau, publié en 1773 : il y restait complètement oublié ; mais ce n’est point là que le pêcheur Rémy, qui n’a jamais su lire, est allé le chercher, et si on lui demandait comment il l’a trouvé, il pourrait aussi répondre : A force d’y penser. Il est tout au moins certain que personne en France ne songeait avant lui à des éclosions artificielles de poisson, que si les procédés avaient été inventés en Allemagne en 1758, ils étaient oubliés en France dès 1773, qu’ils ont été non pas exhumés, mais réinventes à nouveaux frais en 1842, et que cette fois, grâce aux circonstances de l’invention, au lieu de s’ensevelir dans des livres, ils se sont répandus, comme une semence féconde, sur toute la surface du pays. C’est donc à notre compatriote des Vosges que nous sommes redevables d’un bienfait dont chaque progrès de la restauration de la pêche fera ressortir l’étendue, et quant à Jacobi, s’il a des droits à notre admiration, il n’en a point à notre reconnaissance.

  1. Instructions pratiques sur la Pisciculture.
  2. Voyez, sur l’histoire et les premiers progrès de la pisciculture, l’étude de M. Jules Haime dans la Revue du 1er juin 1854.