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aux fières encolures. L’inspiration et même, pour parler plus simplement, le désir de se mettre à l’œuvre, le désir de prendre la plume et de tenter quelque chose, étaient intimement attachés pour Alfieri à la présence de la comtesse, Encore palefrenier la veille, il redevient poète tout à coup dans la villa de Colmar. C’est là qu’il compose Agis, Sophonisbe, Myrrha, c’est là qu’il écrira ses deux Brutus et la première de ses Satires. L’année suivante en effet, aux premiers beaux jours de l’été, le poète et son amie, volontairement séparés pendant l’hiver, accourront de nouveau l’un vers l’autre au fond de cette complaisante Alsace qui les cache si bien à tous les yeux. On sait avec quelle ivresse Alfieri parle de cette période dans l’histoire de sa vie ; on se rappelle sa douleur quand la comtesse, encore soigneuse de sa renommée, revient passer l’hiver dans les états du pape, s’établit à Bologne, et oblige son compagnon à choisir une autre résidence ; on se rappelle aussi ses transports au moment où le mois d’août, trois ans de suite, le ramène à Colmar ; on se rappelle ces explosions d’enthousiasme, ce réveil d’activité poétique, cette soif de gloire qui le tourmente, sa joie de faire imprimer ses œuvres à Kehl dans « l’admirable imprimerie de Beaumarchais, » puis ses deux voyages à Paris, son installation avec la comtesse dans une maison solitaire, tout près de la campagne, à l’extrémité de la rue du Montparnasse, et tous les soucis que lui donne la publication de ses œuvres complètes chez Didot l’aîné, « artiste passionné pour son art. » Tous ces détails sont racontés dans l’autobiographie du poète, nous n’avons pas à y revenir ici ; mais ce qu’Alfieri ne pouvait pas dire, et ce qui est pourtant un épisode essentiel de cette histoire, ce sont les dernières années de Charles-Édouard, ces années d’abandon et de malheur pendant lesquelles le triste vieillard, si longtemps dégradé, se relève enfin, et retrouve à sa dernière heure une certaine dignité vraiment noble et touchante.


V

Lorsque Charles-Edouard eut signé la déclaration qui le séparait de sa femme, se sentant plus isolé que jamais, il eut la pensée de faire venir auprès de lui sa fille naturelle, l’enfant qu’il avait eue de miss Walkinshaw, et qui, âgée alors de trente et un ans, vivait avec sa mère dans l’abbaye de Notre-Dame de Meaux. Il y avait vingt-quatre ans qu’il était éloigné d’elle. Soit indifférence, soit ressentiment contre miss Walkinshaw, soit peut-être respect des convenances vis-à-vis de sa femme légitime, il ne paraît pas qu’il ait gardé pendant ce long espace de temps des sentimens bien paternels pour l’enfant qu’on lui avait arraché. Enfin, abandonné de