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c’étaient les circonstances qui avaient accompagné sa fuite, cette intervention du grand-duc de Toscane, cette espèce de coup d’état, comme l’appelle si justement M. Villemain, et un coup d’état sollicité par qui ? Par le plus ardent ennemi du pouvoir absolu, par un homme que la seule pensée d’un acte arbitraire remplissait de fureur, et qui allait sans le moindre scrupule profiter de celui-là,. On n’avait songé d’abord qu’aux malheurs de la comtesse, aux violences de son mari ; quand on la vit si heureuse, si sereine, si triomphante, et peut-être un peu altière déjà dans cette félicité qui bravait l’opinion, quand on vit les premiers rayons de la gloire d’Alfieri resplendir sur le front de la jeune femme, on trouva que le roman, si intéressant au début par les infortunes de l’héroïne, finissait trop vite et trop bien. On se demanda si la punition infligée au comte d’Albany n’était pas excessive, et, la sévérité morale des uns venant en aide à la jalousie mondaine des autres, les murmures éclatèrent.

Il ne dissimulait pas ses plaintes en effet, le vieillard abandonné. Dans les intervalles lucides que lui laissait sa misérable passion, aggravée de jour en jour, il tournait ses yeux vers Rome, et, apprenant les longues visites d’Alfieri au palais du cardinal, il sentait sur son visage dégradé la rougeur de la honte. Il suppliait son frère de faire cesser un tel scandale, et bien des voix à Rome se mêlaient à la sienne. Alfieri, au milieu de ces récriminations irritées, est bien obligé de reconnaître que ces plaintes étaient justes. « J’avouerai, dit-il, pour l’amour de la justice, que le mari, le beau-frère et tous les prêtres de leur parti avaient bien les meilleures raisons pour ne pas approuver mes trop fréquentes visites dans cette maison, quoiqu’elles ne sortissent pas des bornes de l’honnêteté. » Le soulèvement de l’opinion devint si vif, les hostilités du cardinal furent si menaçantes, que l’amant de la comtesse d’Albany fut obligé de quitter Rome. A-t-il pris spontanément ce parti, comme il l’affirme, pour prévenir la sentence pontificale ? A-t-il été chassé par un ordre exprès de Pie VI, de ce même pape à qui il avait offert (si lâchement, dit-il) le premier recueil de ses tragédies, et qui l’avait accueilli avec tant de bonté ? Il y a des doutes sur ce point ; ce qui est certain, c’est que le 4 mal 1783 Alfieri fut obligé de dire un long adieu à celle qui était plus que la moitié de lui-même. « Des quatre ou cinq séparations qui me furent ainsi imposées, ajoute-t-il, celle-ci fut pour moi la plus terrible, car toute espérance de revoir mon amie était désormais incertaine et éloignée. »


IV

Alfieri, chassé de Rome, recommence sa vie errante. Il va d’abord à Sienne chez son fidèle ami Francesco Gori Gandinelli. Les grands