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plats exquis dus à l’invention d’un cuisinier romain, le poète reprend aussitôt tout son avantage. Autant il tournait court devant l’action, autant il devient abondant dans les parties descriptives de son œuvre. Il insiste avec complaisance sur la beauté ou l’étrangeté des objets qu’il veut montrer, il en énumère avec amour toutes les particularités, il se sent dans son élément naturel, et son imagination y nage avec joie, poussant devant elle, d’un mouvement plein d’aisance, les alexandrins, qui chez lui sont pareils à de molles vagues toujours renaissantes.

Poète descriptif : je ne suis pas bien sûr que M. Bouilhet accepte comme un compliment cette qualification, et cependant n’a-t-il pas dit à son insu le secret de son talent dans cette petite pièce de Festons et Astragales, où il avoue que la nature lui semble belle par elle-même, qu’elle ne doit rien de sa beauté aux illusions admiratives, aux souvenirs charmans ou amers du poète qui promène au milieu de ses paysages ses rêveries et ses passions ? Cet aveu naïf et très résolument exprimé dans la petite pièce en question est la confirmation par le poète lui-même de l’opinion que nous avons exprimée sur son compte : jamais poète lyrique pur et poète dramatique de naissance ne voudraient consentir à voir dans la nature autre chose que les emblèmes des sentimens qui les agitent, que les décors admirables des drames qu’ils veulent développer, ou le théâtre au milieu duquel se sont déroulés les amours, les haines et les souffrances d’acteurs humains mémorables ou inconnus. M. Bouilhet a donc pour la nature une admiration désintéressée de toute préoccupation personnelle, qui lui permet de la contempler sans diviser son attention. Qu’il applique cette faculté très particulière à la reproduction de quelques-uns des grands aspects de la nature ou à l’expression poétique de quelqu’une de ses grandes lois. Le remarquable poème des Fossiles est un gage certain du succès qui l’attend, s’il tente cette entreprise sérieusement, avec intrépidité et confiance.

Lorsque le poète s’est dirigé vers le théâtre, ce lyrisme descriptif l’a suivi avec fidélité et a refusé de le quitter. Il est vrai de dire que le poète n’a pas fait de bien vifs efforts pour s’en débarrasser, et que très probablement il a compté au contraire sur son appui pour conquérir le succès qu’il cherchait. Dans un temps où le réalisme et la prose ont envahi la scène et ont lassé même les imaginations les moins rebelles à la vulgarité, la poésie, sous quelque forme qu’elle se présente, à quelque heure qu’elle arrive, sera certainement la bien-venue. Sa visite ne pourra manquer de faire plaisir, puisqu’elle jettera une diversion dans l’entretien monotone que nous poursuivons avec le prosaïque théâtre contemporain, et nous fera oublier pendant quelques heures l’assiduité importune de cet hôte sans façons qui s’est installé si familièrement dans la littérature moderne, et qui refuse de quitter la place. L’entreprise de M. Bouilhet a été récompensée. Ceux même qui blâment l’emploi intempestif et intempérant de la poésie au théâtre n’ont pas songé à lui reprocher trop durement ses écarts, ses fantaisies et ses infractions aux règles nécessaires de l’art dramatique. Ses drames ont plu comme plaisent les nobles étourderies d’un esprit élevé, comme plaisent les courageux efforts d’une imagination dévouée à la cause de l’art, et qui relève une glorieuse bannière poétique qu’on croyait désormais abandonnée.