Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/250

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

assez, et que nous devons moins désirer le succès que la justice. Ne demandons jamais que ce qui nous est strictement, étroitement dû, en sorte que notre récompense puisse toujours se confondre avec notre salaire, et nous n’aurons jamais à payer trop cher le prix de la renommée. La plupart des poètes et des écrivains sont heureux des louanges, même lorsqu’elles sont exagérées ; s’ils étaient plus sages, ces louanges les feraient trembler. Tenons-nous-en donc à la justice : rien n’est vrai, bon et durable que ce qu’elle donne.

La nouvelle pièce de M. Bouilhet a causé un désappointement général, qu’il nous est impossible de partager. Nous avons éprouvé une certaine surprise, mais nul désappointement. Nous nous attendions à un drame bourgeois, écrit en vers romantiques, avec l’exubérance de métaphores et d’images à laquelle le poète semblait vouloir nous faire prendre goût, et nous avions fait notre siège en conséquence. L’Oncle Million nous force à son honneur non d’abandonner le plan de ce siège, mais de le modifier légèrement. Nous nous proposions, les œuvres de M. Bouilhet en main, de lui démontrer qu’il se trompait de route, et que la nature de son talent le portail peut-être vers de tout autres genres que le drame et la comédie. Notre opinion, même aujourd’hui, après l’Oncle Million, est encore que M. Bouilhet ne connaît pas sa véritable originalité, ou que, par suite d’une fausse honte de poète romantique, il n’ose pas avouer le genre poétique dans lequel il pourrait exceller s’il le voulait. J’ose à peine nommer moi-même ce genre, un peu discrédité aujourd’hui, quoiqu’il ait produit plusieurs impérissables chefs-d’œuvre, par crainte que M. Bouilhet ne voie dans mes paroles une plaisanterie perfide qui est bien loin de ma pensée, et n’aille s’imaginer que je veux l’assimiler à des poètes qui paraissent surannés à notre génération, quoiqu’elle ne les ait jamais lus. Armons-nous de courage cependant, et prononçons le terrible nom : le genre pour lequel M. Bouilhet semble né, c’est le poème descriptif ; j’en atteste la remarquable pièce les Fossiles et quelques beaux passages de Melœnis.

Je sais que le poème descriptif est tombé en désuétude par suite de l’abus qui en a été fait, et que le nom de Delille se présente immédiatement à la mémoire ; mais c’est un genre qui en vaut un autre, et les plus grands poètes n’ont pas dédaigné de l’employer. Écartez, s’il vous déplaît, le nom beaucoup trop ridiculisé de Delille, et songez que le grand poète Lucrèce a écrit le De Naturâ rerum, et que les Géorgiques sont l’œuvre de Virgile. C’est un genre injustement discrédité, et regardé à tort comme artificiel ; il n’est pas artificiel, car il a sa raison d’être dans la nature du génie humain : il répond à une des catégories de l’imagination, et peut seul servir d’expression à certaines conceptions de l’esprit poétique. Il serait donc digne d’être ressuscité et renouvelé, et le beau poème des Fossiles montre que M. Louis Bouilhet pourrait tenter l’entreprise à son honneur. Partout ailleurs, dans la poésie lyrique pure, dans la fantaisie, dans le drame, M. Bouilhet imite volontairement ou involontairement ; mais dans la partie descriptive de ses œuvres, il retrouve son originalité, qu’il ignore ou qu’il méconnaît. J’entends beaucoup parler du lyrisme de M. Bouilhet ; il faut s’entendre sur ce mot. Son lyrisme est essentiellement descriptif : il a de