Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/200

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dignement son frère et son compagnon de voyage, attendus tous deux à chaque instant, avait jeté sur Anadji et sur moi une sorte de tristesse. Ce fut avec un sentiment de mauvaise humeur bien contraire aux habitudes hospitalières de ce pays que je quittai le salon pour aller recevoir l’hôte importun dont la visite venait troubler notre solitude, J’étais à peine sous la verandah que mon cœur battit à rompre ma poitrine… J’avais reconnu le perfide ami dont les conseils et les exemples ont précipité au plus profond de l’abîme de la honte mon faible et malheureux époux !… J’eus un instant l’idée que le hasard seul avait amené près de moi l’homme qui a fait couler de mes yeux tant de larmes de sang… Hélas ! ce n’était là que le fétu de paille auquel s’attache le noyé au milieu des flots… La joie qui brillait sur le visage de mon pervers ennemi m’annonçait assez les nouvelles douleurs qui m’étaient réservées. Sous prétexte de fatigue, Ragozzi s’abstint de paraître au salon pendant la soirée, et je pus méditer à loisir sur les périls dont me menaçait cette visite inattendue.

Quelle rançon allait exiger de moi cet impitoyable bourreau ? Pourrais-je obtenir à prix d’argent que cet homme, qui n’a rien respecté de tout ce qui est sacré en ce monde, respectât le secret de ma destinée ?… Chère Anadji, honnête Hendrik, je compris en cet instant que votre estime, votre affection me sont plus chères que la vie, et volontiers j’aurais donné le plus pur sang de mes veines pour vous cacher à tout jamais l’infamie qui pèse sur moi… et dont je suis innocente. Dieu puissant !… toutes les heures de la nuit furent pleines pour moi d’incessantes tortures ; involontairement ma mémoire implacable me rappelait tous les détails de cette soirée funèbre du 21 octobre 1850, où dans l’agonie du désespoir nous attendîmes ensemble que la justice humaine eût prononcé sur le sort du malheureux dont je porte le nom.

Le lendemain au matin, Ragozzi m’attendait dans le salon, et avec sa verbosité méridionale m’eut bientôt mis au courant de ses affaires. La fortune (je résume son interminable discours) avait réalisé le rêve de toute sa vie en lui offrant l’occasion de servir de son épée la sainte cause des nationalités opprimées. Entré depuis deux ans bientôt au service de son altesse le maharajah Nana-Sahib, ses capacités militaires avaient été appréciées à leur juste valeur par cet habile souverain, et déjà les plus hautes dignités lui étaient échues en partage. Bientôt, il l’espérait du moins, allait sonner la dernière heure de la domination de l’infâme compagnie des Indes, et son maître, rentré en possession du légitime héritage de ses pères, pourrait récompenser généreusement ses services ; mais pour le moment, sur cette terre étrangère où l’avait conduit le soin