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mal à l’aise au milieu de ces splendeurs, et l’inhabileté qu’elle déployait dans le maniement de son couvert donnait tout lieu de croire que dans l’intimité elle se servait exclusivement de la fourchette de la nature. De plus, quoiqu’il y eût chère-lie, ma voisine, sans doute peu habituée aux mets de la cuisine européenne, ne mangeait que du bout des lèvres ; lorsqu’à la fin du dîner, sans manquer aux lois de la civilité, elle put emplir sa bouche de bétel, sa figure rayonnait de satisfaction. Il n’en était pas de même de son mari, plus rompu aux habitudes de l’Europe. Les préceptes du Coran n’empêchaient pas ce digne musulman de faire honneur aux vins de choix, qui circulaient autour de la table avec une profusion royale. À ma gauche était assis le capitaine des Chinois de Buitenzorg, vieillard à la figure martiale, au nez recourbé en bec d’aigle, aux longues moustaches blanches. Son costume, de la plus élégante simplicité, se composait d’un pantalon du drap bleu le plus fin et d’une sorte de paletot de même étoffe agrafé sur la poitrine par quatre magnifiques perles, de bas de soie et souliers vernis. Homme très comme il faut d’ailleurs, et dont je pus apprécier le jeu sage et savant au whist qui précéda le bal, où le hasard me le donna pour partner. Une impasse profondément combinée par le fils du Céleste-Empire venait d’enlever un rubber triple, lorsque Hendrick m’annonça que sa famille était arrivée, et je quittai la table de jeu pour accomplir les devoirs de la présentation. Une foule brillante remplissait déjà les salons, et ce ne fut pas sans peine que je parvins à rejoindre. mon ami, qui causait en douce intimité avec deux jeunes femmes assises sur une banquette.

Pour te faire comprendre la vertigineuse émotion dont je fus saisi en ce moment, il me faut remonter à bien des années en arrière, et te parler pour la première fois d’un secret de ta vie dont le hasard m’a fait le dépositaire, et sur lequel je n’ai jamais, osé t’interroger. Il y a de cela environ six ans, je venais de suivre à sa dernière demeure l’excellente comtesse R… Les premières pelletées de terre venaient de tomber sur la bière qui renfermait la dépouille mortelle de la fidèle amie de ma jeunesse. Le cœur saignant, en proie à un chagrin que je ne pouvais maîtriser, je pensais à tous les amis que j’avais déjà conduits au sombre asile du Père-Lachaise, et parmi les plus chers, à ton bon oncle Anatole, le facile mentor de nos jeunes années. Par un mouvement machinal, lorsque le cortège commença à se disperser, je me dirigeai vers le lieu où repose l’homme le plus bienveillant, le cœur le plus loyal, le plus parfait gentilhomme qu’il m’ait encore été donné de rencontrer. Je venais d’arriver en vue du monument, quand un spectacle inattendu s’offrit à mes yeux, et sans bruit, en toute hâte, je me dérobai