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de propriété. Malheureusement ces âmes naïves ne se font aucune idée des obstacles presque insurmontables que rencontrent les nègres ou les hommes de couleur fugitifs. Il est nuit : au clair de la lune, l’esclave évadé voit disparaître derrière les champs de cannes les lourdes cheminées de l’usine et les pacaniers de la cour seigneuriale. Il s’échappe par les fossés d’écoulement, afin qu’on ne puisse suivre ses traces, puis il s’enfonce dans la forêt sous les sombres cyprès aux racines noyées. Malgré les serpens enroulés autour des troncs, malgré les chats-tigres qui rôdent au milieu des touffes de lataniers, malgré les hurlemens lointains, toutes ces voix stridentes ou sifflantes qui sortent des fourrés, malgré les frolemens des pas à demi étouffés, il court, redoutant moins les terreurs de la forêt mystérieuse que la case où il vient de laisser femme, enfans, amis, sous la menace du fouet de l’économe. Arrivé au bord d’un marécage, il s’y jette, son couteau entre les dents, et nage dans la vase liquide, effarouchant les crocodiles qui plongent à ses côtés et vont chercher une retraite au plus épais des roseaux. Il atteint l’autre bord tout couvert de limon et continue sa route, guidé seulement par les étoiles qu’il entrevoit à travers le branchage. Il faut qu’au lever du jour il ait mis entre son maître et lui une large zone de forêts et de bayous, il faut que les chiens cubanais, dogues au poil roux, agiles comme des lévriers et dressés à la chasse de l’homme, perdent sa piste et ne puissent le traquer dans sa retraite. Il n’a pour nourriture que des reptiles, les jeunes pousses des lataniers, ou les fruits du nénuphar à grand’peine recueillis sur la surface des eaux : peu lui importerait s’il avait du moins la conscience de sa liberté et s’il osait regarder de l’œil d’un homme libre cette nature inhospitalière dont il tente les solitudes inviolées ; mais ses membres tremblent comme la feuille, à chaque instant il croit entendre les courts aboiemens du terrible chien de chasse, il s’attend à voir à travers le feuillage reluire le canon de la carabine du maître. Malgré sa fuite, il ne s’appartient pas : il est toujours esclave ; il ne peut jouir un seul moment de sa liberté si chèrement achetée. Le jour, il se blottit dans les broussailles à côté des serpens et des lézards ; la nuit, il marche vers le nord ou vers l’ouest, se hasardant parfois sur la lisière de quelque plantation pour cueillir des épis de maïs où déterrer des pommes de terre.

Pendant ce voyage de mille lieues entrepris dans l’espoir presque insensé d’atteindre la terre de liberté dont il a vaguement ouï parler, qu’il se garde surtout de se laisser entrevoir par un homme à peau blanche ou même par un noir, frère corrompu qui pourrait le trahir ! Qu’il soit plus solitaire et plus farouche que le loup, car on le considère aussi comme une bête fauve, et si le bruit de son passage