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montrait des lanternes, ils allaient mieux. Peu à peu, une mélancolie étrange les gagna, ils devinrent fous. Les chiens esquimaux les suivirent : il n’y eut pas jusqu’à sa chienne Flora, la plus sage, la plus réfléchie, qui ne délirât comme les autres et qui ne succombât. C’est le seul point, je crois, dans son âpre récit, où ce ferme cœur semble ému.


IV. — LA GUERRE AUX RACES DE LA MER.

En revenant sur tout ce qui précède et sur toute l’histoire des voyages, on a deux sentimens contraires : — l’admiration de l’audace, du génie, avec lesquels l’homme a conquis les mers, maîtrisé sa planète ; — retournement de le voir si inhabile en ce qui touche l’homme, de voir que, pour la conquête des choses, il n’a su faire nul emploi des personnes, que partout le navigateur est venu en ennemi, a brisé les jeunes peuples, qui, ménagés, eussent été, chacun dans son petit monde, l’instrument spécial pour le mettre en valeur.

Voilà l’homme en présence du globe qu’il vient de découvrir : il est là comme un musicien novice devant un orgue immense, dont à peine il tire quelques notes. Sortant du moyen âge, après tant de théologie et de philosophie, il s’est trouvé barbare. De l’instrument sacré, il n’a su que casser les touches.

Les chercheurs d’or ont commencé, comme on a vu, ne voulant qu’or, rien de plus, brisant l’homme. Colomb, le meilleur de tous, dans son propre journal, montre cela avec une naïveté terrible, qui d’avance fait frémir de ce que feront ses successeurs. Dès qu’il touche Haïti : « Où est l’or ? et qui a de l’or ? » ce sont ses premiers mots. Les naturels en souriaient, étaient étonnés de cette faim d’or ; ils lui promettaient d’en chercher, ils s’ôtaient leurs propres anneaux pour satisfaire plus tôt ce pressant appétit.

Il nous fait un touchant portrait de cette race infortunée, de sa beauté, de sa bonté, de son attendrissante confiance. Avec tout cela, le Génois a sa mission de féroce avarice, ses dures habitudes d’esprit. Les guerres turques, les galères atroces et leurs forçats, les ventes d’hommes, c’était la vie commune. La vue de ce jeune monde désarmé, ces pauvres corps tout nus d’enfans, de femmes innocentes et charmantes, tout cela ne lui inspire qu’une pensée tristement mercantile : c’est qu’on pourrait les faire esclaves. Il ne veut pourtant pas qu’on les enlève, « car ils appartiennent au roi et à la reine ; » mais il dit ces sombres paroles, bien significatives : « Ils sont craintifs et faits pour obéir. Ils feront tous les