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en effet que M. de Vaudreuil fût responsable de cette violence. La responsabilité du fait odieux que la France entière, de Voltaire à Chateaubriand, a si énergiquement flétri remonte au gouvernement de Louis XV. Que M. de Vaudreuil ait agi sous un titre ou sous un autre, il a toujours obéi à un ordre supérieur, et son honneur ne saurait être en cause. Le glorieux soldat de Fontenoy chanté par Voltaire et loué par le maréchal de Broglie est donc tout à fait à l’abri des reproches de l’histoire ; la vivacité même très honorable, quoique très inutile, avec laquelle ses descendans ont réclamé contre une interprétation erronée de nos paroles atteste bien que le vaillant gentilhomme, en obéissant à un ordre pénible, dut ressentir au fond de son cœur la douloureuse indignation qui anima en 1748 toute la noblesse française, et qui, un demi-siècle plus tard, arrachait encore des cris de colère à Chateaubriand.

Le second point à rectifier concerne le voyage d’un M. de Vaudreuil en Italie trente-neuf ans après l’arrestation de Charles-Édouard et la visite qu’il crut devoir faire au malheureux prince. Ce M. de Vaudreuil n’était point le fils du major-général qui fut chargé d’arrêter Charles-Édouard, il n’était que son neveu à la mode de Bretagne. Le major-général n’était pas marié en 1748, et quant à la ressemblance qui aurait existé, dit-on, entre M. de Vaudreuil et le major, les portraits de famille sont là pour démentir cette assertion. Ainsi le Milanais Gorani a eu tort de l’affirmer, et M. le baron de Reumont s’est trompé en le répétant. Si Charles-Édouard s’est évanoui en recevant M. de Vaudreuil, ce n’est pas l’aspect de son visage qui a réveillé chez lui les cruels souvenirs de 1748. Est-ce à dire que le fait soit inexact ? Nullement. Joseph Gorani, qui habitait Rome à cette époque, est une autorité sur ce point. On peut donner une explication fausse d’un incident aussi caractéristique, mais certainement on ne l’invente pas. Gorani a su qu’un M. de Vaudreuil s’était présenté chez Charles-Édouard, et que le malheureux vieillard, saisi d’une subite émotion, était tombé évanoui. L’explication qu’il en donne est inexacte ; le fait ne saurait être révoqué en doute. Est-il donc si difficile d’ailleurs de deviner la vérité ? Le nom seul de M. de Vaudreuil, annoncé à l’improviste dans le salon du prétendant, n’a-t-il pu produire l’émotion poignante dont nous avons parlé et l’évanouissement qui en fut la suite ? L’erreur de Gorani n’a donc point d’importance et n’enlève rien à la valeur morale de l’épisode qu’il a raconté : il s’agissait de prouver que Charles-Édouard, en ses derniers jours, avait retrouvé une étincelle d’héroïsme, qu’il s’était réveillé de son engourdissement, qu’il était capable d’émotions généreuses et ardentes ; l’émotion de Charles-Édouard en face de M. de Vaudreuil est un des témoignages que nous avons dû invoquer. Maintenant, que ce M. de Vaudreuil fût le fils ou le neveu du major-général des gardes-françaises, que l’évanouissement du prince ait été causé par une ressemblance de visage ou simplement par l’annonce d’un nom auquel se rattachaient pour lui des souvenirs si pénibles, en vérité cela ne fait rien à l’affaire.

S.-R. Taillandier.

V. de Mars.