Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 31.djvu/1002

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

manifeste pour qu’on hésite à saluer du titre qui leur appartient les deux fondateurs de l’école allemande. Seulement le sol qu’ils ensemençaient n’avait pas, comme la terre d’Italie, le privilège des moissons faciles, le don de produire sans effort, sans préparation, pour ainsi dire. Les talens qui y germèrent gardent, même dans leur entier développement, une physionomie contrainte, quelque chose d’artificiel, de travaillé outre mesure, de péniblement voulu. On a coutume de vanter la naïveté des anciens maîtres allemands : j’ignore ce qui a pu donner lieu à une pareille méprise. Rien de moins ingénu assurément que leurs habitudes d’esprit systématiques, leur goût pour l’extrême analyse, leur style surchargé ou se morcelant en détails pittoresques fouillés jusqu’à l’usure complète de l’outil. Les descendans du maître de 1466 et de Martin Schöngauer, plus Allemands en ce sens et plus étroitement inspirés que n’avaient été les chefs de la race, se vouèrent sans réserve à l’étude des formes partielles, au culte des bizarreries, des laideurs même que présente la réalité ; mais ils poursuivirent cette étude avec une constance si infatigable, ils mirent tant de probité au service de cette ingrate entreprise, qu’ils arrivèrent presque à expier les erreurs de l’intention à force de sincérité dans l’expression et de précision dans la pratique. Certes les graveurs de la Franconie et de la Saxe, prédécesseurs ou contemporains d’Albert Dürer, et Albert Dürer à son tour, portent d’étranges défis au goût, au sentiment du beau tel que l’ont développé en nous les traditions de la Grèce et de l’Italie. Ne leur demandez pas, même en face des modèles les plus vulgaires, cette sobriété dans l’imitation, ces accommodemens avec le fait que les vieux maîtres des Pays-Bas, et Lucas de Leyde à leur exemple, ont su allier à un amour curieux, à la passion de la vérité. Ils ne savent, eux, ou ils ne veulent que reproduire avec une impitoyable rigueur tout ce que leurs yeux ont aperçu. Et cependant, malgré ces excès d’imitation littérale, malgré ce parti-pris de ne rien omettre, de ne rien atténuer même des défauts ou des franches difformités qu’ils rencontrent dans la nature, les peintres-graveurs allemands laissent pressentir dans leurs travaux une sorte d’idéal qui en explique et, jusqu’à un certain point, en justifie l’âpreté : idéal un peu farouche, compliqué comme les formes employées pour le traduire, mais dont on ne saurait méconnaître au fond ni le charme singulier, ni le prix. Sans parler de la rare énergie de pensée qu’attestent certaines compositions, il y a dans l’exécution même, dans la secrète hardiesse avec laquelle chaque détail est compris et rendu, quelque chose de supérieur à l’habileté de la main et de vraiment digne de l’art. C’est ce mélange d’opiniâtreté et de verve, c’est cette science à la fois audacieuse et patiente qui caractérisent les œuvres de l’ancienne école allemande