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ses mains ne savaient manier ni le marteau, ni la charrue. Son esprit, vaincu par la persécution, n’osait rien demander, rien entreprendre, en même temps qu’exalté par la longue habitude des méditations, il entrevoyait une ambition plus haute à poursuivre. Cependant il s’était efforcé de venir en aide à son vieil ami : la nuit il taillait des images de bois, qu’il essayait ensuite de vendre dans les foires, le jour il s’employait dans les fermes ; mais, bafoué partout et rudoyé par les robustes ouvriers auxquels il se mêlait, il rentrait épuisé, les mains déchirées, le corps meurtri. Un tailleur d’images, comme on l’appelait, pouvait-il battre le fer sur l’enclume, lier le foin en bottes serrées, charger les gerbes sur les charrettes, ouvrir un sillon droit et profond, abattre un chêne à coups de cognée ? Peut-être, en s’y appliquant, aurait-il pu suppléer M. Favrel dans ses humbles fonctions, mais la présence des écoliers le terrifiait ; il ne comprenait pas qu’on pût se résoudre à vivre au milieu de tels garnemens : il eût trouvé un troupeau de loups plus facile à conduire. Un jour vint où il lui fut tout à coup permis de chercher à Paris les conditions d’un travail plus conforme à ses goûts. Une sorte d’effroi le saisit à la pensée d’entrer dans la grande ville, et redoubla quand il s’y vit seul. Qu’ils étaient fondés, ces tristes pressentimens ! Aucune sympathie ne l’y attendait, chaque piqûre d’épingle le perçait à vif : il demanda grâce, on fut sans pitié ; était-ce donc là le chemin du travail ? Toutes les épreuves, il les eût endurées ; mais cette constante inimitié le désespérait en lui enlevant tout courage. Après le duel qui mit fin aux malices de l’école, il quitta l’atelier tout plein d’un sentiment d’épouvante. Quel talent, fût-il le plus haut et le plus pur, valait une goutte de sang ? Valentin était rentré dans sa solitude ; il y avait trouvé le même vide.

Mlle de Neulise écouta cette confession de l’air d’une personne qui entre dans tout ce qu’on lui dit ; elle se garda bien de railler Valentin, elle le plaignit au contraire et pansa de son mieux cette pauvre âme affaiblie et tourmentée ; puis, quand elle le vit raffermi en quelque sorte par cet épanchement : — Pensez-vous, dit-elle, que vous soyez le seul à rencontrer des cailloux sous vos pieds ? Regardez ce cheval qui marche là-bas sur le sentier ; voilà trois fois que son fer a glissé sur la roche dure : s’arrête-t-il ? et songe-t-il à jeter bas la charge qu’il porte sur le dos ? Et cependant ce n’est pas une créature humaine !

Valentin tressaillit. — Je vois bien que vous me blâmez, dit-il.

— Non pas, nous causons. Il est clair qu’il serait plus agréable de n’avoir qu’à étendre la main pour cueillir des oranges à toutes les branches des buissons. Faut-il donc se casser la tête parce qu’on y trouve des baies sauvages et des épines ? Une pauvre petite personne qui n’a vu du monde que le coin de terre qui s’étend de Ram-