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nombre et en durée, en les rattachant entre elles par la loi d’une gradation continue, en suivant le cours de leurs transformations perpétuelles et les voyant émaner d’un principe commun, c’est ainsi que Leibnitz recompose le monde après l’avoir décomposé. Il intègre après avoir différencié, il fait la synthèse après avoir épuisé l’analyse.

Et comment nous représente-t-il la Divinité? Sous les traits d’un géomètre qui sans cesse résout ce problème : l’état présent d’une monade étant donné, calculer toute la suite de ses états passés, présens et futurs, et par elle tous les états présens, passés et futurs de tout l’univers. Or, comme pour Dieu penser et faire c’est tout un, Leibnitz a pu écrire cette parole ingénieuse et profonde : Dum Deus calculat, fit mundus ; Dieu calcule, et le monde se fait.

On me dira : Mais enfin la métaphysique de Leibnitz a passé, et son calcul reste. Je réponds qu’il y a en effet dans la philosophie de Leibnitz, comme dans toute philosophie humaine, des parties caduques, mais j’ajoute que les grandes idées du profond métaphysicien ont survécu à la ruine de quelques-unes de ses théories. Aujourd’hui autant et plus que jamais la philosophie de l’histoire comme l’histoire naturelle, l’étude philosophique des langues et du droit comme celle des couches terrestres et des révolutions du globe, sont encore pleines des idées métaphysiques de Leibnitz, toujours vivantes et toujours fertiles. Que dirait ce grand homme, s’il voyait les airs de dédain que prennent certains critiques et certains savans en parlant de sa métaphysique, au moment même où ils en invoquent les principes sans le savoir? Je le vois répéter avec un sourire calme et malicieux son mot spirituel : « J’aime à voir fleurir dans les jardins d’autrui les plantes dont j’ai fourni la graine. » Aussi bien il a suffi à Maine de Biran, au commencement de ce siècle, d’une idée de Leibnitz pour jeter par terre l’empirisme de Condillac et lancer la philosophie française dans une voie plus large et plus haute, et ceci me conduit à un dernier trait que je voulais signaler dans cet inépuisable génie.

Leibnitz n’a jamais cru que sa doctrine fût tout entière à lui, ni qu’elle rendît toute autre doctrine inutile. Il appliquait à l’histoire de la philosophie et il s’appliquait à lui-même son principe de la continuité : suivant lui, le signe d’une grande philosophie, c’est d’absorber toutes les doctrines antérieures en les fondant au creuset d’une idée nouvelle. « Les systèmes, disait-il, sont vrais dans ce qu’ils affirment, faux dans ce qu’ils nient. » Donc la doctrine la plus vraie, c’est la plus compréhensive, comme Dieu est le principe le plus parfait parce qu’il exclut toute négation.

Il faut entendre Leibnitz faire la part de ses devanciers et sa propre part avec une largeur de critique, une sérénité d’appréciation et une