Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 30.djvu/972

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mes délices, dit-il, de Zabarella, de Fonseca et autres scolastiques, y prenant autant de plaisir qu’à Tite-Live et aux historiens, et mes progrès lurent si rapides que je lisais couramment Suarez comme on lit un roman[1]. » Leibnitz en était donc à l’Aristote de la scolastique, quand le souffle des idées modernes vint le toucher. Le voilà qui hésite entre Aristote et Descartes, et cet enfant de quinze ans va, nous dit-il, se promener dans un petit bois de Leipzig, nommé le Rosenthal, pour délibérer s’il gardera ou non les formes substantielles. Enfin la nouvelle philosophie prévalut, et la ferveur du nouveau cartésien fut si vive qu’elle l’entraîna jusqu’à Spinoza. « Vous savez, dit-il à un ami, que j’étais allé un peu trop loin autrefois, et que je commençais à pencher du côté des spinozistes, qui ne laissent qu’une puissance infinie à Dieu, sans reconnaître ni perfection ni sagesse à son égard, et, méprisant la recherche des causes finales, dérivent tout d’une nécessité brute; mais ces nouvelles lumières m’en ont guéri, et depuis ce temps-là je prends quelquefois le nom de Théophile... »

D’où la lumière est-elle venue? Comment Leibnitz, tombé du joug d’Aristote et de la scolastique aux mains de Spinoza, s’est-il définitivement affranchi? Qui a complété son initiation philosophique et lui a ouvert les grandes voies d’un nouveau spiritualisme? C’est la France, c’est un séjour de quatre ans à Paris. Avant d’avoir quitté l’Allemagne, Leibnitz n’avait encore qu’une connaissance incomplète de la nouvelle philosophie. Il n’avait lu ni la Géométrie de Descartes, ni sa Dioptrique. Détourné d’ailleurs de la philosophie par la politique, le droit et la jurisprudence, il ne voyait que de loin et du dehors le grand mouvement d’idées dont le centre était Paris. Il y vient enfin en 1672, époque décisive dans sa carrière. Il a vingt-quatre ans; il déborde de science et de vues, mais sans avoir encore trouvé sa route. Il voit Malebranche, Arnaud et Huyghens. Ce sont là ses véritables maîtres, ses initiateurs, comme il sait le reconnaître hautement. « Dans mes premières années, dit-il, j’étais assez versé dans les subtilités des thomistes et des scotistes : en sortant de l’école, je me jetai dans les bras de la jurisprudence et de l’histoire; mais les voyages me donnèrent la connaissance de ces grands personnages qui me firent prendre goût aux mathématiques. Je m’y attachai avec une passion presque démesurée pendant les quatre années que je passai à Paris[2]. »

  1. Voyez, dans les Nouvelles Lettres et Opuscules inédits de Leibnitz publiés par M. Foucher de Careil, le morceau intitulé Vita Leibnitz, ouvrage de Leibnitz lui-même, dont l’autographe se conserve à la bibliothèque de Hanovre.
  2. Voyez, dans les Nouvelles Lettres, le morceau intitulé Discours sur la démonstration de l’existence de Dieu, p. 23.