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non sans trembler, parce que les hibous poussaient encore des cris funèbres sous la voûte de la futaie qui borde la lande. Il lui semblait aussi entendre derrière elle un bruit sourd et continu qui s’approchait. Ce bruit, c’était celui d’un tout petit chariot courant sur la route. Jeanne, qui ne voulait pas être vue, se blottit derrière un buisson pour laisser passer le véhicule ; mais il était trop tard, et le meneux de loups, mettant pied à terre, vint l’y dépister.

— Jeanne, lui dit-il, vous allez à la foire ? La route est longue. Je vous en conjure, montez avec moi, il y a place pour nous deux dans le chariot…

— Non, non, répliqua Jeanne.

— C’est vrai, reprit Tue-Bique, cela ne se peut. Montez seule, Jeanne, montez, et je suivrai à pied… Mon cheval trotte bien, allez, mais je suis de force à le suivre.

Jeanne marchait devant le meneux de loups et semblait fuir pour ne pas refuser ses offres obligeantes.

— Écoutez ! continua le meneux de loups, je vous jure que je vous ferai descendre dès que le jour paraîtra. Personne ne vous verra, personne ne saura que je vous ai rencontrée…

Jeanne troublée ne savait quoi répondre. Le chariot de Mathurin était là près d’elle ; celui-ci tenait la bride du cheval. La pauvre fille, cédant aux prières de Mathurin, monta sur la petite voiture, et le cheval, docile à la voix de son maître, partit au grand trot ; celui-ci se mit à marcher près de la roue d’un pas rapide et léger. Mathurin courut ainsi pendant une demi-heure ; quand il s’arrêta, Jeanne mit pied à terre. La dernière étoile venait de s’effacer dans le bleu pâle du ciel.

— Merci, Jeanne, merci, dit le meneux de loups ; le jour va paraître, et je dois vous laisser seule ; merci de m’avoir permis de vous suivre pendant quelques minutes… Ah ! Jeanne, je vous suivrais au bout du monde !

Jeanne, émue, agitée, le laissa s’éloigner au grand trot, et elle poursuivit sa route à pied, recherchant les chemins de traverse pour éviter les rencontres. Maintes fois elle se cacha derrière les haies quand des voix connues frappaient son oreille. Au moment où elle approchait du bourg de N…, et comme la foule devenait plus intense, le visage épanoui d’Annette lui apparut subitement. Celle-ci. assise dans une carriole avec quelques habitans de son village, n’aperçut point la pauvre Jeanne qui trottait dans la poussière.

— Voilà une triste journée pour moi, pensa Jeanne ; mais si je dois entrer en condition bien loin de chez nous, au moins je ne verrai plus cette face rieuse qui me poursuit partout et semble me narguer !…

Cinq minutes après cette rencontre, Jeanne arrivait sur le champ