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chargés, tous trottant, et mêlant le bruit de leurs roues aux vibrantes exclamations des voix de ceux qui se saluent au passage. Les commères cependant engagent à de grandes distances, malgré les cahots et le claquement du fouet, des conversations interminables, longues de deux et trois lieues. De quoi s’entretiennent ces braves gens qui gesticulent et crient à tue-tête ? Du charme infini des matinées de mai, où tout chante et fleurit dans la nature ? De la majesté des futaies mystérieuses, sur lesquelles la buse plane d’un vol libre et cadencé ? De la grâce indéfinissable de ces vallées profondes, silencieuses et riantes, que le soleil levant effleure de ses rayons et caresse de ses premiers feux ? — Non, ils répètent des vérités si naïves qu’on sourit à les entendre ; ils parlent aussi de ces choses sérieuses d’où dépend la nourriture des peuples. Pourquoi parleraient-ils des beautés d’un paysage dont ils font eux-mêmes partie, avec lequel ils sont identifiés, auquel ils donnent, par leur présence, par leur costume et aussi par leurs travaux de chaque saison, la vie, l’accent et le mouvement ?

À mesure que l’on approche du lieu de la foire, la foule des chariots, des animaux et des hommes se grossit et s’augmente. Pareils à des affluens gonflés par une nuée d’orage, les plus petits sentiers versent leur contingent au grand chemin ; on peut dire alors que la route passe pleine, selon l’expression pittoresque des Provençaux. Dans ces flots de peuple, combien de gens heureux, amusés, excités par la chance de vendre très cher et d’acheter à bon marché ? On a été cahoté bien rudement, on a avalé de la poussière, on ne sait pas quand on aura le temps de dîner : qu’importe ? On entend le mugissement des bœufs, le hennissement des chevaux, le bêlement des brebis ; la foire est là, on la découvre enfin, on la tient, et on s’y jette avec empressement.

Le métayer des Hautes-Fougeraies, qui tenait le premier rang parmi les cultivateurs de sa commune, avait envoyé à la foire de N… trois paires de bœufs sous la conduite de Pierre Gringot, son premier garçon de charrue. Au moment où celui-ci sortait de l’étable, Jeanne quittait de son côté sa petite maison du bourg. Il était nuit encore ; la jeune fille avait plus de trois lieues à faire à pied, et elle voulait que personne ne la vit se mettre en route. Elle eut bien un peu peur de se trouver seule par les chemins au milieu de l’obscurité ; mais le jour allait venir, et les ténèbres du matin n’inspirent point aux campagnards d’aussi vives inquiétudes que celles du soir. Elle marcha donc courageusement, levant les yeux en haut, impatiente de voir les étoiles pâlir au firmament. Il lui fallait passer dans la Lande-aux-Jagueliers, où s’élevait, solitaire, la maison de Mathurin Tue-Bique. Arrivée à ce passage redouté, elle hâta sa marche,