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rivait la foire de mai, la plus célèbre et la plus importante de celles qui se tiennent dans le courant de l’année au bourg de N… Ce grand jour, si impatiemment attendu par tous les paysans de la contrée, Jeanne le voyait approcher avec effroi ; il devait la séparer à jamais de sa vieille mère et inaugurer pour elle-même une vie de dépendance et de rudes labeurs.


V. — UNE PANIQUE.

Une foire dans les campagnes des provinces de l’ouest est un jour solennel. Les métayers se font une fête et un devoir de s’y rendre. C’est là qu’ils apprendront le cours des grains, le prix des bestiaux ; ils en rapporteront ces nouvelles étranges, inattendues, qui naissent on ne sait où, se répandent on ne sait comment à travers les foules, et constituent la gazette de ceux qui ne savent pas lire. Enfin, dans ces grandes assemblées de paysans, toute la population d’un canton se passe en revue, se mêle et se sent vivre. Aussi dès le matin, deux heures avant l’aube, il se fait un certain mouvement dans les métairies. Les bœufs que l’on va mener en foire ont reçu la veille au soir double ration. On les conduit à l’abreuvoir, on les lie au joug, et un bouvier armé de l’aiguillon part de bon matin, poussant devant lui, d’un pas égal et tranquille, les patientes bêtes, qui changeront de maîtres dans quelques heures. Le cheval, qui a mangé l’avoine tandis que les hommes mangeaient la soupe, est attelé au chariot. Le jour commence à poindre ; les marraines, qui ont achevé leur toilette, soufflent la chandelle de résine piquée sous le manteau de la cheminée. Chargé de garder le logis avec la servante et les petits enfans, le chien comprend qu’il ne sera pas de la fête ; il va se blottir sous la paille, honteux et de mauvaise humeur, prêt à poursuivre de ses aboiemens furieux tous les passans. Le père de famille prend son fouet et monte sur le siège. À ses côtés trône la métayère, qui a noué sur sa coiffe blanche un mouchoir de coton destiné à la garantir de la rosée du matin. L’aîné des enfans et la plus grande des filles, à qui l’on a promis depuis dix mois de les mener à la foire, s’élancent à leur tour, heureux et triomphans. Ils prennent place comme ils peuvent à l’arrière du véhicule, parmi les moutons qu’on y a hissés non sans peine ; peut-être appuient-ils leurs pieds sur le ventre de quelque porc gros et gras, qui proteste par des cris déchirans contre la promenade qu’on lui fait faire. Bientôt les roues résonnent sur les pierres du chemin de traverse, et au bout de dix minutes le chariot débouche sur la grand’route, pareil au petit bateau qui, sortant d’un fossé trop étroit, se jette gaiement sur le courant d’un grand fleuve. Le voilà qui roule parmi d’autres véhicules, tous