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— Est-ce le charlatan en habit rouge qui l’a appris ces belles paroles ? dit tranquillement Mathurin Tue-Bique.

— Méchant sorcier ! s’écria Pierre Gringot, tu ne veux pas m’ôter le sort que tu m’as jeté dimanche dernier…

Mathurin haussa les épaules. — Tu es fou, Pierre, tu as passé la nuit dehors couché sur l’herbe, à la belle étoile, parce que tu avais trop bu… Tu as des bras aussi gros que les barreaux d’une charrue, mon gars, tu es bien fort, et tu voudrais m’effrayer ; mais tu meurs de peur toi-même, et je te vois pâlir… Il est bien vrai qu’un soir je t’ai jeté dans un fossé ; tu sais pourquoi, et il n’y a pas de sortilège là dedans.

— C’était donc toi ? dit Pierre Gringot avec un redoublement de colère ; je n’en étais pas sûr !

— Veux-tu ta revanche ? demanda Mathurin en ôtant sa peau de bique ; entre, viens ici, nous nous battrons à notre aise ; dehors, nous pourrions être dérangés.

Exaspéré par cette provocation, Pierre Gringot franchit le seuil ; il avait jeté bas sa veste et retroussé les manches de sa chemise, son œil flamboyait. Mathurin l’attendait de pied ferme, calme en apparence, mais furieux au fond de se voir insulté jusque sous son toit. Les deux ennemis se mesuraient du regard comme deux lutteurs, l’un comptant sur la vigueur de ses bras nerveux, prêt à l’attaque, l’autre bien décidé à faire des efforts surhumains pour infliger à son adversaire une rude leçon. La lutte commença par des coups reçus et rendus avec un entrain égal de part et d’autre. La force redoutable du garçon de charrue était contre-balancée par l’agilité surprenante du meneux de loups. Les mouvemens de celui-ci avaient quelque chose de plus vif et de plus sauvage ; il cherchait moins à frapper les rudes épaules de son antagoniste qu’à le fatiguer en se dérobant à ses attaques brutales. Cependant Pierre Gringot, emporté par la colère, ne se lassait point ; il soutenait le combat avec énergie, et peut-être la victoire serait-elle restée de son côté, si un bruit étrange qu’il entendit au-dessus de sa tête ne lui eût fait perdre courage. Pâle, tremblant, il recula, et Mathurin, cessant de frapper, se mit à le contempler d’un air de mépris.

— Laisse-moi partir, dit le paysan en essuyant la sueur de son front.

— De bon cœur, répondit Mathurin, à la condition que tu ne reviendras pas !…

— Si tu avais été tout seul, va, je n’aurais pas reculé devant toi !…

— Mais je suis tout seul ! répondit Mathurin.

— Est-ce que je ne les entends pas galoper dans ton grenier, mé-