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pette des notes aussi aiguës que le grincement de la scie. Aux yeux des paysannes timides et habituées à la vie cachée, cette femme hardie, bruyante, haute en couleurs, avait quelque chose d’héroïque et de prestigieux.

La musique cessa enfin. Après avoir fait travailler son singe et son chat pour captiver d’une façon plus intense la curiosité de la foule, le charlatan prit un maintien grave et solennel, et tenant à la main son chapeau à deux cornes fabriqué à l’époque du directoire, il déclara à l’honorable assemblée qu’il s’était arrêté au village de L….. avec la permission des autorités et dans la seule intention de soulager l’humanité souffrante. Ici le public toussa et se moucha ; chacun fit rapidement l’inventaire de sa propre personne, afin de s’assurer s’il n’aurait pas besoin de la panacée qu’on allait lui offrir. Après avoir nommé, — avec plus ou moins de respect pour l’orthographe, — les maux auxquels la population des campagnes est exposée par la nature de ses travaux, le charlatan se fit fort de les guérir avec un onguent enveloppé d’un papier rouge et qui ne coûtait pas plus de dix centimes, deux sous !

Pourquoi les paysans n’auraient-ils pas cru à sa parole ? Ce que l’on dit effrontément sur la place publique, au bruit des tambours et des trompettes, doit être vrai en dépit de toute vraisemblance. Ce qu’un docteur en habit noir ne peut opérer en quinze jours, en six mois, avec des remèdes coûteux, l’empirique en habit rouge aura le pouvoir de le faire en cinq minutes avec un liniment quelconque, avec une parole même. Tel est le raisonnement que font les campagnards. Aussi, quand le premier moment d’hésitation fut passé, quand le plus hardi des spectateurs eut osé tendre ses deux sous au charlatan, une centaine de bras se leva tout aussitôt, et la grosse femme, déposant sa trompette sur le tambour, aida son époux à servir la pratique impatiente. Ceux qui avaient acheté la panacée précieuse s’en retournèrent chez eux avec la perspective rassurante d’avoir acquis à bon marché le plus précieux de tous les biens. Pierre Gringot, qui se croyait atteint d’une maladie plus compliquée, resta seul auprès de la voiture de l’empirique : — Monsieur, dit-il, en se dressant sur la pointe du pied, dès que la foule se fut dissipée, monsieur, peut-on vous parler ?

— Certainement, mon ami ; je vous l’ai dit, tous mes instans sont consacrés au soulagement de l’humanité souffrante… Donnez-moi votre main, mettez le pied sur la roue. Très bien ! Maintenant suivez madame, et passez dans mon cabinet de consultation.

Pierre Gringot disparut derrière le rideau que soulevait la femme du charlatan. Il se trouva dans un cabinet si mal éclairé par deux petites ouvertures latérales, qu’il fallut y allumer deux chandelles.