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compagne, nous allons prendre par les champs. Je ne veux pas repasser devant la peau de bique.

— Va par où tu voudras, répliqua Jeanne ; aussi bien, nous pouvons prendre chacune de notre côté, puisque tout est fini entre nous. Tu as eu l’obligeance de me fermer pour toujours la porte de la métairie des Hautes-Fougeraies par tes méchans propos.

— Bonsoir, Margot la Pie, répondit aigrement Annette en s’éloignant ; il te sied bien de me reprocher d’en avoir trop dit !… Crois-moi, ma mignonne, les cadeaux d’un meneux de loups ne te porteront point bonheur !

Ainsi se séparèrent, fort mal disposées l’une contre l’autre, ces deux jeunes filles qui, le matin de cette même journée, cheminaient côte à côte, comme deux sœurs. Les petits oiseaux, qui sont à nos yeux le symbole de la douceur et de la mansuétude, n’ont-ils pas aussi leurs accès de jalousie et de colère ? Ils gazouillaient tout à l’heure, et les voilà qui s’attaquent à coups de bec ; on les entend caqueter avec emportement à travers les buissons en fleur, qui sembleraient ne devoir abriter que de tendres colloques ; puis le silence se fait, et chacun d’eux s’envole de son côté, là où l’appelle le caprice de son humeur fantasque : la rupture est consommée.


III. — TAMBOUR ET TROMPETTE.

Dans les campagnes éloignées des grands centres de population, le moindre incident prend les proportions d’un événement public, et la nouvelle s’en répand à travers les rares habitations perdues au milieu des champs avec autant de rapidité que si elles étaient reliées entre elles par des fils électriques. On savait dès le lendemain, dans toute la commune de L…, que Jeanne et sa compagne avaient eu une altercation à la métairie des Hautes-Fougeraies, et qu’elles ne travailleraient plus ensemble. On parlait aussi d’une mauvaise rencontre qu’avait faite Pierre Gringot dans la soirée du dimanche. Celui-ci d’ailleurs n’était point remis des fatigues et des émotions de cette nuit mémorable. La fièvre l’avait pris ; ses jambes, déchirées par les ronces, lui refusaient tout service. Après avoir vainement essayé de reprendre son travail, il se vit forcé de se mettre au lit et d’appeler un médecin. L’homme de l’art tâta le pouls du malade, écrivit une ordonnance au crayon sur un morceau de papier, recommanda la diète et un repos absolu, puis il s’éloigna après une consultation qui avait bien duré deux minutes. Ce court espace de temps lui avait suffi sans doute pour apprécier l’état du patient ; mais le paysan aime que l’on cause avec lui, que l’on écoute complaisamment le récit qu’il fait de ses maux, il veut surtout qu’on