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heures sonnées, et j’avais toute ma raison, bien sûr… Dire ce qui m’est arrivé à la sortie du bourg, je ne le saurais en conscience, mais enfin j’ai vu des choses qui l’ont dresser les cheveux sur la tête d’un chrétien… Et qui donc serait cause que j’ai été battu, moulu, traîné à travers les bois et les ronces, si ce n’est le meneux de loups ?… Il m’en veut d’ailleurs…

— Peut-être bien que c’est le contraire, reprit Jeanne, de plus en plus animée. Écoutez. Il y avait une fois une pauvre fille qui s’en revenait de sa journée cet hiver à la nuit noire. Un jeune gars, — bien famé pourtant dans le pays, — voulut lui barrer le passage. Un autre arriva, qui le jeta d’un coup de poing dans le fossé, et reconduisit honnêtement la pauvre ouvrière jusqu’à l’entrée du bourg, sans lui adresser une parole. Cet autre-là, quelle que soit la réputation qu’on lui a faite, n’est peut-être pas le pire des deux…

— Est-ce moi que vous prétendez accuser, Jeanne ? s’écria le garçon de charrue.

— Je ne nomme personne, dit Jeanne, je conte une histoire…

— Assez, bavarde ! interrompit la métayère. Je n’ai à mon service que d’honnêtes gens, entends-tu, Jeanne ? Si tu as des plaintes à faire contre Pierre Gringot, il faut parler franchement… La nuit, on ne peut pas reconnaître les gens ; les bons et les méchans sont de la même couleur quand il ne fait plus jour.

— Pour moi, dit Annette, pressée de reprendre la parole, je me garderais bien de me vanter de ces rencontres-là. Il n’arrive des affaires qu’à celles… qui le veulent bien. Il faut avouer que l’autre s’est trouvé bien à propos pour te reconduire chez toi…

Jeanne, regrettant déjà d’avoir cédé à un premier mouvement de vivacité, se mordait les lèvres et baissait la tête. Annette au contraire essuyait ses larmes et redressait son front humilié : elle avait gagné sa cause devant tous les gens de la métairie des Hautes-Fougeraies. Après le dîner, Pierre Gringot, trop souffrant encore pour aller aux champs, vint s’asseoir auprès de la blonde Annette, qui ne demandait qu’à reprendre sa bonne humeur : il la trouvait d’un bon tour et bien aimable ; tous les gars de la paroisse la jugeaient ainsi, parce qu’elle se mettait à rire en toute occasion, avant d’entendre ce qu’on allait lui dire. Quant à Jeanne, il y on avait qui l’accusaient d’être fière, parce qu’elle avait plus de sérieux et de dignité dans le caractère.

Une heure avant le coucher du soleil, les deux jeunes filles, ayant achevé la besogne qui leur avait été confiée, relevèrent dans la poche du tablier les longs ciseaux pendus à leur ceinture, et se mirent en devoir de partir. Annette dit un joyeux adieu aux gens de la métairie et marcha la première. — Pour le coup, dit-elle à sa