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désordonnées. Élevant la voix jusqu’au glapissement, le prédicateur essaie de dominer l’indicible tumulte ; il y réussit un instant, mais chaque nouvelle tirade soulève de nouveau la marée d’hommes qui ondule à ses pieds ; d’autres auditeurs se jettent sur l’herbe, tordus par les convulsions ; les hurlemens recommencent, la voix du prédicateur se perd dans le tumulte. Ainsi pendant plusieurs heures la foule est agitée par un délire indescriptible. Le lendemain, lorsque les esclaves sont retournés à leurs travaux, on ne voit plus sur l’emplacement du camp qu’une herbe foulée, des baraques en ruines et des débris de haillons épars. Telles sont les saturnales auxquelles on donne le nom de réveil. Il est douteux qu’elles donnent à l’esclave plus de noblesse morale et un plus grand amour de la liberté.

Dans les plantations du midi, les missionnaires itinérans sont plus rares, et d’ailleurs leur présence ne serait guère tolérée par les créoles, qui depuis longtemps se méfient de tous les voyageurs indistinctement. Les nègres ne peuvent assister au service religieux de la secte à laquelle ils appartiennent, à moins qu’ils n’habitent dans le voisinage d’une chapelle ou d’une église ; cependant ils ne sauraient se passer de rites religieux quelconques : les planteurs eux-mêmes savent que leurs nègres ont besoin d’une exaltation périodique pour s’étourdir sur les misères de l’esclavage. Tandis que les charmeurs de serpens et les adorateurs de gris-gris sont presque sans exception des nègres créoles, c’est toujours parmi les nègres américains qu’on choisit le prédicateur du camp. Aucune fête n’est complète si aux libations et aux danses ne succèdent des prières et un sermon déclamés du haut d’un tonneau par le pasteur en titre. Rien de plus lamentable que ces parodies religieuses auxquelles le maître invite parfois ses amis à assister. Un soir, j’étais présent à l’un de ces fêtes, et mon âme en est encore navrée. Les riches planteurs se promenaient sous le péristyle de la vérandah et respiraient voluptueusement l’air embaumé du soir ; les belles créoles, entourées de lucioles qui éclairaient leurs visages d’une lueur tremblotante, se balançaient nonchalamment dans leurs berceuses. Non loin de là, sous l’ombrage touffu des azédarachs, se pressaient les nègres de la plantation, honorés du regard souverain de leur maître, de leur maîtresse et des nobles amis. À quelques mètres de la vérandah, sur un tonneau renversé, était juché le prêcheur larmoyant, éclairé par une torche fixée à une colonne de la maison. Il n’avait point de Bible, car il ne savait pas lire, et d’ailleurs la Bible est proscrite ; mais, dans une espèce de pose extatique, les genoux demi fléchis, les mains jointes élevées à la hauteur de la poitrine, les yeux fermés, la tête rejetée en arrière, il récitait ou plutôt chantait