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le parque comme un animal dans son camp ; on ne lui permet point de sortir de la plantation sans passe-port, de travailler dans sa cabane sans autorisation ; il faut qu’entre lui-même et chacun de ses désirs il sente s’interposer la volonté toujours présente du maître. Surveillé sans cesse par l’économe, le commandeur, les domestiques de la maison, ses propres camarades, il faut qu’il en arrive à se surveiller lui-même, à faire la police de ses propres actions. Il est soupçonné, haï, maltraité, tant qu’il lui reste un peu de cœur, mais il rentre en grâce dès qu’il s’est complètement avili ; sa première délation est écoutée avec bienveillance, ses flatteries reçoivent un accueil favorable, ses vices sont regardés avec mépris, mais d’un œil complaisant : il a perdu la conscience de ses droits, et n’ose, pas plus que le reste de la chiourme, songer à la révolte et à la liberté. Lorsque, par son intelligence, son audace ou sa force morale, un esclave sait acquérir une certaine influence sur ses compagnons de chaîne et devient le chef incontesté du camp, il est considéré comme un ennemi public par les blancs, et peut se préparer à toutes les amertumes. Tel planteur habile tâche de s’attacher le nègre intelligent qui le gêne, et on le nomme commandeur afin de lui faire trahir ses frères ; tel autre cherche à le dompter et l’humilie constamment devant tous les noirs du camp, afin d’anéantir son influence ; tel autre encore lui suscite un rival, et protège l’histrion contre celui qui a su conquérir sur ses frères une autorité légitime. Enfin les planteurs peu diplomates se défont au plus vite du nègre dangereux et le vendent à un propriétaire éloigné.

La religion, habilement exploitée, est un puissant moyen de tyrannie pour que les maîtres aient négligé de s’en servir : « L’instruction religieuse, lisons-nous dans une circulaire d’une société d’évangélisation, rend les nègres doux et tranquilles et favorise les intérêts pécuniaires des maîtres. » Les esclaves pieux et bons chrétiens inspirent plus de confiance aux acheteurs que les autres ; aussi ne manque-t-on pas, dans l’inventaire des propriétés à vendre, de signaler cette qualité de certains esclaves. Ceux auxquels l’instruction religieuse a fait aimer la servitude ne songent jamais à se libérer ; ils se contentent de prier pour leurs maîtres ; aussi évalue-t-on parfois leur piété à une somme de plusieurs centaines de dollars ; leur titre de fidèle chrétien les fait rechercher par tous les marchands d’âmes humaines. En effet ces nègres pieux, endoctrinés par les ministres de l’Évangile intéressés au maintien de l’esclavage, ne cessent de prêcher à leurs frères en servitude que leur sort est doux et enviable, que leur nourriture de chaque jour est un bienfait divin dequel ils ne sauraient être trop reconnaissans envers le généreux planteur, que la félicité éternelle est réservée aux esclaves