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— C’est un peu l’histoire de Mahomet et de sa montagne : il ne vient plus à moi, je vais à lui, répliqua Marthe lestement.

Vers la fin de la semaine, les deux sœurs étaient installées à La Grisolle. Une bonne fortune avait conduit à Rambouillet une famille d’étrangers qui cherchait une vaste maison. Marthe en fut informée, et ne perdit pas une minute pour courir à l’hôtel du Lion-d’Or, où, séance tenante, elle signa un bail de location. Elle porta triomphalement le papier timbré à M. Pêchereau. — Voilà comment je tire parti de mon immeuble ! dit-elle d’une voix gaiement emphatique.

— Quoi ! vous quittez la ville ! s’écria l’avoué.

— D’abord, mon ami, Rambouillet n’est pas tout à fait Paris… Je n’y perds ni les Italiens ni l’Opéra ; puis, vous qui connaissez le chiffre de nos revenus, pensez-vous que nous ayons les moyens d’avoir un hôtel en ville et un château à la campagne ?

M. Pêchereau soupira. — Tu prends tout gaiement ! dit-il.

— Vaut-il mieux pleurer ?

— Ah ! tu es jeune !… Où chaufferai-je mes vieilles jambes le soir ? Avec qui causerai-je le matin ?

— Croyez-vous donc que le feu ne brûle pas à La Grisolle et qu’on n’y parle pas comme ailleurs ? Il y a la chambre verte où vous passerez l’été. L’hospitalité n’est pas interdite par les règlemens, et s’il vous plaît de voir la neige, le garde champêtre n’a pas reçu l’ordre de vous expulser. Bien plus même, on fera remplir de bois le petit cabinet.

M. Pêchereau ému la regarda. — Ah ! Dieu ! s’écria-t-il, si j’avais trente ans !

— Si vous aviez trente ans, répliqua Marthe, je ne vous embrasserais pas comme je le fais.

La Javiole, qui se faisait rendre compte de tout, employa les premières heures de son séjour à La Grisolle à couvrir de chiffres un morceau d’ardoise qui lui servait de grand-livre et de carnet. Les chiffres alignés, elle en additionnait les colonnes, et ce n’était pas sans efforts. Le total obtenu, elle gratta son bonnet vigoureusement. La poule noire caquetait autour d’elle. — Tu as beau parler à ta manière, murmurait la Javiole entre ses dents, tu ne me donneras pas ce que je cherche ! — La Javiole cherchait un moyen d’élargir les ressources du modeste ménage des deux sœurs. On avait en tout quelques centaines d’écus à dépenser par an. Ce n’était pas beaucoup. Que la Javiole portât un jupon de bure et des sabots, c’était bien, elle n’avait pas des pieds à chausser le satin ; il fallait du pain bis à son estomac robuste, une paillasse à ses membres solides et rompus à toutes les fatigues : ni son corps ni son esprit ne souffriraient du changement ; mais que ses maîtresses, l’une pétrie dans mille délicatesses raffinées, l’autre habituée au rire et à s’ébattre à