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C’est ainsi que le mépris tombé du regard du maître rejaillit d’esclave en esclave. Quant au nègre prétendu libre, il est à la fois méprisé par les blancs, haï par les esclaves[1] ; mais il rend la haine à celui qui le méprise, le mépris à celui qui le hait, et se console de son isolement par le privilège de ne rien faire, car dans les états du sud le travail est le signe de l’esclavage. Le planteur voit sa sécurité dans les antipathies de tous ceux qui, réunis contre lui, pourraient se libérer sans peine : les instincts et les pratiques de la domination sont les mêmes dans tous les pays du monde, et n’ont jamais changé depuis que le premier conquérant a réduit d’autres hommes en servitude.

Cependant les mesures féroces prises récemment contre les nègres libres sous le coup d’une folle panique sont en contradiction formelle avec la savante devise des oppresseurs intelligens. Jusqu’à nos jours, l’affranchi, fier de sa liberté, de sa supériorité intellectuelle sur l’esclave, de son droit de propriété, se laissait entraîner à la haine ou au mépris pour ses frères moins heureux que lui ; plusieurs même n’avaient pas reculé devant le crime d’acheter des noirs et d’entrer par la porte bâtarde dans la caste des planteurs. De leur côté, les esclaves n’éprouvaient qu’une basse envie pour les nègres libres, et se réjouissaient de toutes les avanies que les blancs leur faisaient souffrir. Par leur sauvage violence, les planteurs viennent de réconcilier ces fractions ennemies de la race opprimée : esclaves et ci-devant affranchis gîtent dans les mêmes cases, travaillent dans le même sillon, et sans aucun doute jurent la même haine aux maîtres qui les oppriment. Tous ces nègres qui ont connu l’aisance, une liberté relative, les joies de la famille et celles de l’instruction, renonceront-ils comme des agneaux à tout ce qui rend la vie supportable en ce monde, ou bien rouleront-ils dans leur esprit des pensées de vengeance ? Les plantations où on les distribue ne deviendront-elles pas bientôt des foyers d’insurrection ?

Avant même que les événemens récens n’eussent rendu nécessaire la plus extrême vigilance, le maître faisait surveiller avec anxiété les quelques instans qui séparent les heures du travail de celles du repos, car le nègre, naturellement intelligent, pourrait les mettre à profit en songeant à l’indépendance ; il pourrait se demander si un esprit n’est pas emprisonné sous ses muscles d’athlète, si un cœur, semblable à celui du blanc, ne bat pas dans sa forte poitrine. Pour le préserver de ces pensées fatales, on le condamne à l’ignorance la plus complète, on lui défend d’apprendre à lire sous les peines les plus sévères, on

  1. Worse than a free negro (pire qu’un nègre libre) : c’est une insulte qu’aiment à se prodiguer les noirs des plantations.