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réelle d’accuser personnellement les planteurs de tout le mal qu’ils aident à commettre ; c’est le système de l’esclavage qu’il faut incriminer. Dès qu’un homme cesse de comprendre la valeur morale de ses actes, il n’a plus qu’une responsabilité d’un ordre inférieur ; or la plupart des planteurs en sont arrivés à ne plus éprouver le moindre remords lorsqu’ils s’occupent d’abrutir l’esclave et de le transformer en simple moteur mécanique. Eux-mêmes agissent comme des machines mues par un levier qui n’a pas son point d’appui dans leur for intérieur.

Les moyens que procure l’art perfide de diviser pour régner sont ceux que les maîtres emploient de préférence pour réduire complétement leurs nègres. Semblables aux chasseurs des savanes qui, pour empêcher les progrès des flammes, lancent un incendie contre un autre incendie, les planteurs du sud entretiennent la discorde entre les esclaves, afin de se rassurer sur la possibilité d’une insurrection. Ils utilisent surtout la haine qui divise les nègres américains et les nègres créoles. Ceux-ci, originaires de l’état où ils servent comme esclaves, sont en général tranquilles, attachés à la glèbe, fiers de la gloire de leurs maîtres, superstitieux ; leur âme est pétrie à souhait pour la servitude ; aussi est-ce surtout parmi eux que se recrutent les valets de chambre et les confidens. Les nègres connus sous le nom de nègres américains sont ceux que les planteurs du sud ont achetés sur les marchés du Kentucky, de la Virginie, du Maryland. Ils sont en général plus grands, plus forts, plus intelligents et relativement plus instruits que les nègres créoles. Leur séjour dans les villes industrielles ou commerçantes des états du centre, leur contact forcé avec le grand nombre de Yankeessagaces qui parcourent la virginie et les états limitrophes, les prédications des missionnaires itinérans, le voyage que, sous la conduite de leur acheteur, ils ont fait à travers une grande partie de l’Amérique, peut-être aussi le climat généreux et vivifiant du nord, ont développé leur perspicacité naturelle, et quand ils arrivent sur les marchés du midi, ils montrent fort bien par leurs dédains qu’ils ont conscience de leur supériorité sur les nègres du pays. À la grande joie des planteurs, les occasions de disputes ne manquent pas entre ces deux classes de nègres, différentes même par l’apparence extérieure et la nuance de la peau. Les maîtres ont soin d’entretenir également des dissensions entre les nègres des champs et les domestiques de maison, entre les sambos et les noirs, les mulâtres et les sambos ; ils introduisent une certaine hiérarchie au sein même de l’esclavage. Les opprimés n’ont pas encore su se réconcilier contre l’ennemi commun ; le mulâtre, fier de sa peau jaune, se laisse aller à dédaigner les griffes et les noirs ; le quarteron dédaigne le mulâtre.