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un imperturbable aplomb la belle élégie du poète Whittier : Gone, gone, sold and gone, racontant les adieux d’une négresse de Virginie à sa fille, vendue à un traitant du sud. Ils apprécient la beauté des vers, ils les récitent avec sentiment, mais ils ne comprennent pas que cette pöesie touchante raconte les souffrances de leurs propres nègres. Les dames créoles ont autant pleuré que les jeunes filles anglaises sur les souffrances de l’oncle Tom. Lors de la publication du livre de Mme Beecher Stowe, il y eut dans certaines familles de planteurs une explosion de sensibilité sans doute plus vraie que dans les salons de la duchesse de Sutherland ; mais ce tribut de larmes fut payé aux malheurs imaginaires d’un être imaginaire : on n’eut point l’idée de faire aucune application de ce qu’on avait lu aux êtres dégradés qu’on s’était habitué à mépriser, et les souffrances réelles des vrais nègres continuèrent à passer inaperçues. C’est ainsi que le bien et le mal se mêlent d’une manière étrange dans l’âme humaine. Ce sont les hommes de cœur et d’intelligence qu’on rencontre parmi les propriétaires d’esclaves qui, sans le savoir, corrompent le plus la morale publique. On se demande, en prononçant leur nom vénéré, en serrant leur main loyale, si la cause qu’ils défendent est vraiment injuste, si l’esclavage, auquel ils prêtent l’autorité de leur voix, est vraiment une infamie. En les écoutant, on n’ose plus distinguer entre le crime et la vertu. Ce ne sont pas les Legree, mais bien les Saint-Clare qui assurent la durée de l’asservissement d’une race par une autre race.

Chose fatale : dès qu’un homme, même bon, s’arroge le droit de posséder son semblable, il contracte malgré lui tous les vices d’un tyran, et, fût-il parfait envers ses égaux, il ne peut éviter d’être criminel envers ceux qu’il domine. Sans avoir besoin de réduire le mal en théorie, sans avoir même conscience de ses actes, il emploie tous les moyens qui peuvent abrutir son esclave. Ses yeux sont obscurcis : il ne voit plus de la même manière que les autres mortels ; tous les objets lui apparaissent, comme à travers un prisme inégal, déjetés, renversés, irisés de couleurs tremblotantes. Son intérêt lui voile les plus simples vérités ; il se croit tout permis pour défendre son prétendu bon droit, et le crime même lui semble une de ses inaliénables prérogatives. Surtout quand il a hérité de ses pères le pouvoir absolu sur des esclaves, il est lui-même asservi aux préjugés de cette autorité corruptrice qu’on lui a léguée par héritage : ses opinions et ses actes lui sont comme imposés par la position dans laquelle il se trouve ; il est à peine un être moral et responsable dans ses rapports envers les noirs qui lui appartiennent. Aussi malheureux que ses esclaves, il cesse, comme eux, d’avoir la conscience pour mobile de ses actions. Ce serait donc une injustice