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mais cela prouve simplement que la prétendue liberté des affranchis est une chose terrible en Amérique, puisque les nègres demandent un refuge contre elle dans un éternel esclavage. Un sénateur américain annonçait un jour à ses dix esclaves qu’il allait leur donner la liberté. Épouvante soudaine parmi ces malheureux, larmes, supplications, désespoir ! « Que pourrons-nous faire désormais ? Nous allons abandonner cette maison où nous avons du maïs, de la viande et des fruits, et nous allons être jetés sans ressources dans le monde, surveillés par les yeux jaloux des blancs, traqués dans tous les métiers que nous voudrons exercer, emprisonnés à la moindre infraction, en butte au mépris des passans. O maître, sauvez-nous de la liberté. Nous voulons être esclaves ! » Le planteur trop charitable eut grand’peine à libérer ses dix nègres, et probablement ceux-ci, pourchassés par les blancs, leurs nouveaux concitoyens, lui en gardèrent une impérissable rancune. En effet, la liberté ne consiste pas dans le privilège de travailler ou de mourir de faim chez soi, sans avoir à craindre le bâton d’un commandeur ; pour être libre, il faut oser regarder en face tout homme qui passe, pouvoir sans crainte rendre au blanc amour pour amour, mépris pour mépris, haine pour haine. Et puis les lâches dépravés par une longue vie de servitude trouvent l’esclavage si commode ! Ils ont leur destinée toute faite et n’ont pas à lutter dans le grand combat de la vie. Celui qui a le bonheur d’appartenir à autrui n’a pas besoin de s’occuper de sa vie de chaque jour, on lui donne du maïs et du poisson. Les peines de l’amour doivent peu le chagriner, on lui fait présent d’une femme. Il n’a point les soucis de la paternité, un maître se charge d’acheter ses enfans et de les nourrir. La pensée n’obsède pas son cerveau, on lui commande, et il n’a qu’à obéir sans réflexion ; il est gras et content, et méprise l’homme libre que la misère amaigrit. Ainsi chagrin, soucis, pensées, volontés, tout peut sommeiller chez lui. Pourvu que ses bras travaillent, tout son être moral ou intelligent peut reposer dans la plus complète inaction : un dieu veille sur lui. Des esclaves libérés sont revenus des colonies d’Afrique pour mendier de leurs anciens maîtres la faveur d’un nouvel esclavage. Les fièvres, les insectes, les difficultés d’un nouvel établissement les avaient rebutés ; comme des chiens fidèles, ils venaient reprendre le doux collier qu’ils avaient porté pendant leur enfance ; ils aimaient leurs chaînes, ils adoraient leurs menottes. Et c’est là cet ignoble bonheur, semblable à la volupté de l’animal qui se traîne dans le fumier, qu’on ose invoquer en faveur de l’esclavage ! Mieux valent cent fois les nègres dont le sang bouillonne de rage, au moins ceux-là ont-ils conservé l’amour de la liberté ; ils sont vaincus, mais non pas avilis.