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son âme bien plus que dans son corps ; il a honte de lui-même, il n’ose plus lever les yeux sur celui qui l’a battu, sur ceux qui ont entendu ses hurlements, sur ses enfans, qui assistaient immobiles au supplice. S’il se relève désormais, ce ne sera plus par la dignité ou par un noble orgueil, ce sera par l’insolence et l’impudeur. Se méprisant lui-même, méprisant les autres, il n’aura plus de respect que pour le fouet sous lequel il se courbe ; s’il ose haïr son maître, ce sera d’une haine brutale, envieuse et rampante ; il n’aura d’autres armes que la ruse et le mensonge, d’autres joies que de grossières voluptés physiques. Le résultat sera presque le même si les nègres sont traités avec douceur ; que le maître leur donne abondamment la nourriture quotidienne, qu’il les fasse danser tous les dimanches au son des castagnettes et du tambourin, qu’il leur mesure largement des rations d’eau-de-vie, là s’arrête sa générosité, et l’esclave reste toujours esclave, c’est-à-dire un être inférieur. Bien rares sont ceux qui, se voyant opprimés, regardent leurs maîtres avec un mépris tranquille et se sentent au-dessus d’eux, parce qu’ils n’ont pas commis le crime d’acheter et de vendre leurs semblables. Si les nègres ne sont pas encore arrivés au dernier degré de la bassesse et de l’infamie, s’ils sont encore presque tous, malgré leurs vices, naïfs, aimans, sensibles, c’est que la nature a des ressources infinies, et que les éléments de régénération existent toujours tant que la vie elle-même n’a pas disparu.

L’avilissement le plus complet, la suppression de tout amour-propre, l’anéantissement de l’existence intellectuelle et morale, telle est la suprême ressource, le moyen sûr de trouver dans les hontes de l’esclavage une sorte de volupté bestiale. Les fakirs hindous cherchent à se perdre dans le grand néant divin en gardant leurs regards constamment fixés sur un même point lumineux. C’est au contraire en fermant leurs yeux à la lumière que les nègres arrivent à cet état bienheureux de l’oubli de toutes choses. L’esclavage est le vrai fleuve du Léthé : celui qui en a bu l’eau noire s’oublie lui-même ; ses bras travaillent sans être dirigés par une âme ; ses membres saignent sous les coups de fouet, mais il ne s’en plaint pas ; la nature souriante et libre le convie à ses fêtes, mais il ne voit rien, courbé sur son sillon. Il n’a point d’amour-propre parce qu’il ne s’appartient pas à lui-même, point d’ambition, puisqu’il n’a pas d’avenir, point d’énergie, puisqu’il n’a pas de but, point de volonté, puisqu’un autre veut pour lui. Il n’a aucune des qualités qui distinguent l’homme, puisqu’il n’est pas un homme ; il se change en chose. Il ne comprend d’autre société qu’une société de maîtres et d’esclaves, d’autres rapports entre eux que le fouet, et l’esclavage cessât-il soudain, son premier soin serait de se choisir un maître ou