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parler comme le pigeon fidèle de la fable ; mais le comte était insaisissable, et rien ne le déterminait à demeurer au colombier. Le secret de cette existence, qui avait les allures d’une comédie espagnole, étouffait Mme d’Orbigny. Jamais personne ne fut moins faite pour les aventures ; elle y perdait la tête. Si le comte ne lui avait pas intimé l’ordre de se taire, elle aurait crié à toutes ses connaissances : — Voilà mon mari qui est revenu, mettons-nous à table et dînons ! — De petits accès de fièvre la prenaient souvent ; souvent aussi l’insomnie la fatiguait. La Javiole n’y tenait plus. Un matin que sa maîtresse avait la main brûlante, la pauvre servante éclata :

— J’ai traversé le jardin à la brune, s’écria-t-elle, et j’ai vu monsieur…

Mme d’Orbigny devint pâle, et lui posant la main sur la bouche : — Tais-toi ! dit-elle, tu n’as rien vu… Ne parle pas !

Elle tomba sur une chaise presque folle de peur. La Javiole se mit à ses genoux et lui embrassa les mains avec un mélange de respect, de tendresse et de colère. — Jour de Dieu ! disait-elle entre les dents, un cœur si bon !… Qu’est-ce donc que les hommes ?… — La Javiole n’aurait pas donné sa poule pour le meilleur d’entre eux.

En attendant, tout roulait sur Marthe dans la maison. Elle avait le gouvernement du ménage et la direction des affaires : fermiers, régisseur, métayers et notaire s’adressaient à elle. Elle avait sans cesse la plume à la main. — Et moi qui n’écrivais jamais qu’aux modistes ! disait-elle. Son plus grand souci était de ne pas rire quand on lui parlait sérieusement des clauses d’un bail ou de la révision d’un contrat. Il lui arrivait souvent de penser à Paris, aux bals, à l’Opéra, aux réunions du monde ; il lui suffisait de fermer les yeux pour revoir les Champs-Elysées ou la salle des Italiens. Tout à coup on entendait la voix de la Javiole : — Eh ! mam’zelle Marthe, criait-elle, le fermier de La Grisolle est Là ; il assure qu’il pleut dans la bergerie. — Marthe secouait la tête. — Eh ! eh ! murmurait-elle en descendant l’escalier, adieu la valse, voici les moutons !

Il y avait déjà quinze ou dix-huit mois que cela durait, et les vêtemens de laine noire avaient fait place aux vêtemens de toile blanche, lorsque le facteur remit à Mme d’Orbigny une lettre qui la jeta dans la plus vive émotion. Cette lettre était du comte ; il lui mandait qu’une affaire sur laquelle il comptait pour s’établir solidement à Paris avait mal tourné, et que, si elle ne trouvait pas dans les vingt-quatre heures une somme dont il lui indiquait le chiffre, il pourrait bien finir ses jours dans la prison classique de Clichy.

Mme d’Orbigny se suspendit à la sonnette. — Vite ! dit-elle à la Javiole, mon nécessaire de voyage, nous partons dans une heure !… Elle rassembla en toute hâte ce qu’elle avait d’argent dans ses tiroirs, vida les poches de Marthe et emprunta une centaine de pièces