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La Javiole, mise en éveil, rendit visite à la petite porte du jardin ; elle entr’ouvrit le pêne et la gâche tout nouvellement frottés d’huile : — Il est revenu ! murmura-t-elle en se signant.

Elle disait vrai, le comte était revenu. Les voyages ne l’avaient pas plus corrigé que la gêne et la fatigue. Tel on avait connu M. d’Orbigny, tel on retrouvait M. de Saint-Eve. Mme d’Orbigny n’eut plus une heure de repos. Quand elle se trouvait seule, elle pensait à ses nièces, que son amitié et leur isolement lui faisaient un devoir d’adopter, et prenait de belles résolutions ; aussitôt que le comte apparaissait, tout s’évanouissait ; elle était avec lui comme une cire molle que le feu pénètre. Le remords la dévorait ; elle ne pouvait songer à l’avenir de Marie et de Marthe sans que les larmes lui vinssent aux yeux.

Marie, qui restait presque continuellement dans sa chambre, ne voyait rien de ce qui se passait autour d’elle. Elle considérait les absences plus fréquentes de sa tante comme le résultat d’une dévotion plus active. Quand elle était lasse de manier l’aiguille, elle regardait la vieille tour bâtie par François Ier, les beaux ombrages du parc, la forêt lointaine, et rêvait. Rien pour elle ne manquait encore à cette vie silencieuse. Ce même voile, l’insouciance le jetait sur les yeux de Marthe. Quand celle-ci voyait la comtesse perdue dans les songes, les yeux en l’air, elle l’embrassait gaiement : — Eh ! belle tante, réveillez-vous, il fait grand jour ! disait-elle.

Un matin que la Javiole pressait sa maîtresse de compter avec un fournisseur, Mme d’Orbigny mit brusquement un trousseau de clés dans les mains de miss Tempête : — Tiens, prends et règle tout ! s’écria-t-elle. Marthe regarda le trousseau de clés, qui lui parut assez vilain et quelque peu lourd ; mais son hésitation ne dura que deux secondes. — Qui sait ? dit-elle, c’est peut-être aussi amusant que les fleurs et les rubans ! — On ne s’adressa plus qu’à elle, et sa journée se trouva remplie par des occupations dont elle n’avait jamais fait l’apprentissage. Pourquoi Mme d’Orbigny avait-elle fait choix de Marthe, la bruyante et l’étourdie, pour l’élever aux fonctions méthodiques de maîtresse de maison, lorsque la sérieuse Marie était auprès d’elle ? C’est ce que la comtesse eût été fort en peine d’expliquer. Un instinct l’avait poussée.

Cependant l’huile ne séchait pas autour de la serrure qui fermait la porte du petit jardin, et la santé de Mme d’Orbigny allait s’altérant. L’honnête femme éprouvait comme des remords de se cacher de tous ceux qu’elle aimait ; de plus, ses relations mystérieuses avec le comte avaient une apparence d’intrigue qui répugnait à sa délicatesse. Que de fois n’essaya-t-elle pas de faire comprendre à ce fugitif, pour qui la vie errante semblait si légère, que le bonheur pouvait être connais sans tant d’effort ! Il avait un toit, une famille et le reste, pour