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Pendant que le voyageur débitait ce petit discours d’un air leste et tout d’une haleine, la comtesse le regardait, elle ne l’interrompit pas une fois ; de grosses larmes roulaient sous ses paupières.

— Vous me trouvez changé ? reprit le comte, qui souleva négligemment quelques touffes de cheveux gris éparses sur ses tempes ; cette barbe de démocrate est peut-être une fatuité… On n’est pas comme vous,… on vieillit.

Mme d’Orbigny joignit les mains. — Ah ! Raoul ! dit-elle.

L’accent d’un si doux reproche se faisait entendre dans cette exclamation pleine des plus tendres souvenirs, que M. de Saint-Eve en fut ému. Il se pencha vers sa compagne et l’embrassa sur le front avec une effusion qui n’était pas dans son caractère. — J’étais si jeune alors ! murmura-t-il d’une voix où la raillerie se mêlait à l’attendrissement.

L’entretien se prolongea quelques instans ; Mme d’Orbigny crut que le diable en personne était devant elle, mais un diable qui la charmait et la fascinait.

— Vous me permettez donc de revenir quelquefois ? reprit le comte, qui frisait ses moustaches devant une glace.

— La maison est à vous, répondit la pauvre délaissée dans un moment d’élan et la tête appuyée sur l’épaule de l’émigré.

— Eh ! chère amie, ce serait la ruine que vous y feriez entrer.

Il sortit avec mille précautions par un long couloir qui gagnait les derrières de la maison. La Javiole, qui s’en était bien doutée, se tenait blottie dans un coin noir, entre deux tas de fagots, la poule sur ses genoux. Elle avança discrètement la tête quand elle entendit la petite porte rouillée crier sur ses gonds, et levant les mains au ciel : — Lui, vivant ! s’écria-t-elle ; ah ! ma pauvre maîtresse !


III.

À partir de ce jour, l’existence de Mme d’Orbigny ne fut plus qu’une longue suite de troubles, de saisissemens, d’agitations. La pauvre femme ne savait si elle devait désirer ou craindre la présence de celui qui rôdait dans son voisinage. Les longues stations qu’elle faisait à l’église et les rubans frais dont elle parait son corsage indiquaient le double courant qui maintenait la fièvre dans son cœur. Au moindre bruit, elle tressaillait, rougissait, pâlissait. Miss Tempête, dont la malice et la gaieté surnageaient toujours, lui donnait de petites tapes amicales sur la joue. — Vous voilà comme une sonnette, disait-elle, vous vibrez toujours. J’ai idée, belle tante, que vous voulez battre en brèche le cœur de M. Pêchereau.

— Te tairas-tu, vilaine ! répondait Mme d’Orbigny, qui croyait sans cesse que le comte allait entrer par la porte ou sauter par le balcon.