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ner à celui qui s’y livre ni le moyen de payer un fermage, ni même de se nourrir. Par suite de l’extraordinaire rendement des pommes de terre et de l’accroissement extrême de la population, la culture s’est divisée et subdivisée au point de créer quatre cent mille fermes au-dessous d’un hectare. La plus grande partie des bras étaient employés à cultiver à la main des denrées alimentaires. A mesure que la population s’accroissait, la division de la culture s’augmentait, et la compétition pour le loyer des terres devenait effrayante. Avec larmes et avec supplications, on venait demander la location par parcelles; il n’y avait plus de prix : le pauvre se croyait sauvé, pour une année au moins, s’il pouvait obtenir un fragment de terre à cultiver; il se croyait condamné à la mort, lui et les siens, si sa demande était refusée. Les propriétaires ne résistèrent pas à ces sollicitations, et il s’introduisit trois pratiques détestables : l’établissement des middle-men ou fermiers généraux, qui sous-louaient ensuite aux pauvres pour leur propre compte; l’habitude prise par les pauvres d’offrir des prix exorbitans et de ne pas tenir leurs engagemens; par suite, l’usage de louer sans bail, comme on dit en Irlande : at will, à volonté. La subdivision des cultures suivant l’accroissement des familles, il devint impossible au cultivateur de payer le fermage. Les expulsions se répétèrent. Des sociétés secrètes couvrirent l’Irlande, elle eurent des tribunaux et des bourreaux; à l’arbitraire des propriétaires elles opposèrent l’assassinat.

J’ai peut-être l’esprit timide, mais je trouve bien hardis ceux qui n’hésitent pas en face d’une situation impossible et disent qu’il fallait s’engourdir à côté du crime, ou fouler sans pitié la souffrance. D’un côté, c’était pour le propriétaire la ruine et l’impossibilité de faire face aux engagemens vis-à-vis des créanciers, pour le pauvre une misère sans fond, non-seulement la misère, mais la faim; d’un autre côté, c’était la violence inhumaine, des gens qui vivaient à peine auxquels on infligeait la mort. L’avenir eût été meilleur, le présent plus horrible. Que ceux qui ont le bonheur de n’avoir pas à choisir entre de telles alternatives remercient la Providence et n’accusent ni l’homme énergique qui veut sauver son bien et celui de ses enfans, ni l’homme doux qui ne veut pas accabler la misère. La famine produite par la maladie des pommes de terre a décidé : un million d’Irlandais est mort, deux millions ont émigré.

Sans doute il y a eu en Irlande des propriétaires plus agriculteurs que philanthropes, meilleurs économistes que citoyens, de même qu’il y a eu des paysans assassins : si l’on aime la haine et la vengeance, le champ est fécond; mais la question n’est pas le passé, elle est le présent et l’avenir. Doit-on, dans la situation faite par la famine, par l’émigration et par la mort, profiter des vides pour remplacer le travail à la main par le travail à la charrue, la pomme de