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c’est la propriété mise à la disposition du capital, fruit du travail; c’est la propriété liquide et divisée; c’est la carrière ouverte à tous les progrès agricoles. L’importance sociale est plus grande encore : c’est la propriété moyenne qui se constitue, la classe moyenne qui se fonde, les souvenirs de la conquête qui s’effacent. Sir Robert Peel est un économiste comme le second Pitt est un financier; il se saisit des choses pour atteindre les hommes. En anéantissant l’impôt féodal qu’un petit nombre de propriétaires anglais prélevaient sur la nourriture de la masse de la nation, il a restauré en Angleterre l’harmonie entre les classes et arrêté une révolution prête à éclater; en rendant accessible la propriété aux classes commerçantes et laborieuses, il a fondé en Irlande la paix de l’avenir. Un Français pourrait souhaiter qu’on allât plus loin, et que la réforme atteignît les lois civiles; mais les préjugés irlandais sont à cet égard aussi violens que les préjugés anglais. On aime les anciennes familles, on déteste les nouvelles; on aime les joyeux compagnons qui se ruinent, on se défie des propriétaires qui veulent des comptes en règle. L’Irlande se croirait ruinée et déshonorée si on lui imposait notre code civil, et un parlement irlandais n’aurait pas été aussi loin que sir Robert Peel et le parlement des trois royaumes. Là ne sont pas les passions populaires, elles se portent tout entières vers le fermage. La douloureuse histoire de ces trente dernières années se résume dans l’histoire du fermage. Le socialisme irlandais, ce socialisme qui domine les sentimens nationaux, les sentimens religieux, et ne s’arrête pas devant le crime, a pour cri de ralliement : « Le droit au fermage ! » Toutes les difficultés nationales et politiques sont des jeux d’enfant en face de cette question terrible, que soulèvent à chaque instant la misère et le crime, et qui est celle de savoir si l’Irlande peut nourrir ses habitans.

Quiconque voit l’Irlande et considère sans préoccupation politique la nature du sol et celle du climat reconnaît que cette terre est faite pour être un pays de pâturages. Les étés sont humides, les hivers doux. Le sol est naturellement drainé. Presque partout l’herbe pousse avec abondance, et dans beaucoup de lieux elle a la propriété d’engraisser les bestiaux. Si les pluies rendent difficile la récolte des foins, les racines croissent avec une extrême vigueur et peuvent suppléer les fourrages. L’élève des bestiaux est donc l’industrie naturelle de l’Irlande; elle y est l’industrie profitable. Avec une végétation de printemps sous un ciel d’automne et leur inépuisable fécondité, les terres d’Irlande devraient être (elles sont presque) parmi les plus productives de l’Europe. Puis, comme partout ailleurs, excepté dans les lieux où l’on cultive le fin et les plantes de ce genre, le travail à la main est en Irlande moins productif que le travail à la charrue; pour les cultures grossières, il ne peut don-