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profit des fils des anciens propriétaires. On sent que la prétendue justice serait une souveraine injustice. Comme les confiscations irlandaises remontent à Guillaume d’Orange, à Cromwell, à Élisabeth et aux temps antérieurs, les prétentions qui seraient insensées en France le sont encore plus en Irlande. Aussi personne n’y soutient qu’il faille pousser le culte de la nationalité jusqu’à exécuter une spoliation nouvelle par fantaisie d’imagination. La propriété est en Irlande aussi légitime, aussi assurée qu’ailleurs ; elle y excite un respect particulier. L’héritier d’un grand domaine est considéré avec une complaisance et un amour qui rappellent le culte des anciens clans pour le sang de leurs chefs. Toutefois l’absence de beaucoup de propriétaires, l’origine anglaise récente de plusieurs autres et le protestantisme de la plupart créent un malaise moral qui excite des haines nationales et religieuses plutôt que des haines contre la propriété elle-même. À d’autres égards, l’état de la propriété n’est pas satisfaisant. Les lois civiles anglaises, ou, pour mieux dire, les mœurs civiles, car les lois sont les mêmes en Angleterre et aux États-Unis, ont produit, sous le rapport de la richesse, des effets très différens en Irlande et en Angleterre, là où la propriété est uniquement immobilière, et là où, à côté de la propriété immobilière, s’élève une propriété mobilière égale ou supérieure. La conséquence pour l’Irlande, conséquence accrue par l’influence des lois pénales, a été l’hypothèque de la propriété substituée, la ruine des aînés, la misère des cadets et le retard qu’éprouve la formation de la classe moyenne. Au milieu de la famine, en présence de la ruine des riches et de la misère des pauvres, un ministre anglais dont on rencontre toujours le nom quand il s’agit de mesures qui décident de l’avenir, sir Robert Peel, prit un parti hardi : il accomplit une grande révolution économique et politique dont l’influence en Irlande n’est pas moindre que celle du free trade en Angleterre.

L’hypothèque, dans la loi anglaise, est réelle et non personnelle ; elle ne frappe que la terre. Tous les biens substitués grevés d’hypothèques, pour lesquels les arrérages de la dette n’auraient pas été payés dans l’année (le nombre en était grand dans un temps où la famine avait anéanti le revenu), durent être vendus au profit des créanciers par l’entremise d’une cour spéciale de justice appelée des incumbered estates. Cette cour n’eut pas pour unique mission d’amener la liquidation forcée des propriétés grevées. Elle divise les terres qui tombent sous sa juridiction, les vend par parties plus ou moins grandes, suivant qu’elle le juge convenable, et délivre des titres nouveaux de propriété qui effacent les titres anciens. Le quart de la propriété irlandaise a déjà passé par la cour des incundered estates et a été partagé entre des acquéreurs la plupart irlandais. On comprend l’importance économique de l’acte de sir Robert Peel :