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quiert toujours l’Irlandais ; il le conquiert comme ailleurs la classe moyenne conquiert l’aristocratie. Le gentilhomme se ruine, l’homme d’affaires s’enrichit. Le progrès en Irlande n’est pas un fruit naturel du sol; il s’appelle Anglais, se dit protestant, insulte à ses victimes. C’est chose touchante l’attachement invincible au passé de la part d’hommes qui n’ont connu que le malheur; en face des peuples oublieux de leur gloire et de leur liberté, on se sent ému au spectacle d’une nation qui se repaît de souvenirs amers. La vérité historique et la vérité pratique ont cependant des droits. Jamais il n’y eut de nation irlandaise. A l’époque où les Anglais débarquèrent, l’Irlande était divisée en septs ou clans, ennemis héréditaires les uns des autres, entremêlés d’occupans danois. Les rois irlandais étaient des chefs de clan parvenus à faire reconnaître leur supériorité, et n’ayant aucune juridiction en dehors de leur clan. A peine était-on descendu de la colline de Tara, après s’y être fait couronner, un autre la gravissait et se faisait couronner à son tour. Le titre royal passait rapidement de l’un à l’autre, ou disparaissait complètement. Le clan seul avait de la vie; il se maintenait dans sa faiblesse et dans son isolement. Sous l’autorité nominale de la couronne d’Angleterre, les guerriers normands firent avec plus de bonheur et de suite ce qu’avaient fait avant eux les Danois. Ils s’établirent au milieu des dans irlandais, fondèrent chacun une domination et devinrent en quelque sorte chefs de septs. La confusion était si grande et les haines particulières si fortes, que continuellement les chefs de race irlandaise défendaient les droits de la couronne d’Angleterre contre les chefs de race anglo-normande. Également, dans les insurrections qui ont marqué la fin du dernier siècle et le commencement de celui-ci, les principaux insurgés étaient de naissance anglo-normande et de religion protestante. Si l’on a vu, au XIXe siècle, les membres de la chambre des communes et de la chambre des lords d’Irlande se faire acheter un à un, et à prix débattu, pour voter l’acte d’union, le spectacle n’était pas nouveau. A l’approche de Henri II, tous les chefs du sud étaient venus volontairement faire hommage au roi d’Angleterre, et avaient échangé le titre de than contre celui de vassal, le titre de roi contre celui de lord. Bien que le sentiment national ait sans cesse protesté, les guerres qui ont créé l’état actuel de l’Irlande ont été surtout des guerres civiles ou religieuses, et l’oppression dont les conséquences se font si cruellement sentir a été la tyrannie d’un parti indigène plutôt qu’une tyrannie étrangère. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire le code odieux appelé les lois pénales. Depuis l’union, depuis que le gouvernement anglais n’est plus obligé de s’appuyer sur un parti anglais en Irlande, — s’il rencontre une opposition haineuse, elle vient surtout de la fraction protestante qui s’intitule orangiste en mé-