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plupart des comtés de l’ouest de l’Angleterre. On s’en aperçoit à première vue. Si la hutte du paysan est toujours misérable, sans meubles et quelquefois sans lit, les vêtemens ne sont plus ces haillons de toute forme et de toute couleur, défroque du monde entier, dont l’Irlande achetait pour 15 millions à la France seule. Aujourd’hui le paysan irlandais se fait faire des habits, et son vêtement est d’une étoffe appropriée au climat.

C’est presque un axiome que la construction de bâtimens nouveaux, commodes, élégans, est un signe incontestable du progrès de la richesse. Il y a quelques années à peine, vous n’aperceviez dans la campagne d’Irlande que des masures en ruines ou abandonnées; à cette heure vous voyez s’élever, à côté des huttes de boue, des fermes bâties en pierre et des habitations que ne dédaigneraient pas les pays heureux. Parcourez les environs de Dublin ; vous trouverez que la banlieue de la capitale de l’Irlande ne le cède pas en élégance et en luxe d’habitations à la banlieue de Londres. Au sud de la baie, dans le triangle que forment la pointe de Dalkey, celle de Bray et Dublin même, s’étend un pays de plaisance parcouru par deux chemins de fer, dont l’un est le plus productif de l’Europe. D’un côté est la mer, que retient une ceinture de rochers noirs sur laquelle pendent des gazons toujours verts; de l’autre, les montagnes de Wicklow, couvertes de bruyères roses. Là s’élèvent des milliers de châteaux, de villas et de maisons de plaisance; pas une seule habitation n’est inoccupée, pas un seul appartement n’est à louer. Partout des routes et des constructions nouvelles. Chaque commerçant, chaque boutiquier de Dublin vient, après les travaux de la journée, se reposer près de sa famille à la campagne, si l’on peut appeler campagne une succession de parcs, de jardins et de terrasses. Assurément on se tromperait fort sur l’Irlande, si on la jugeait par cette partie privilégiée. La détresse a été commune; la misère des pauvres a fait la ruine des riches, et la ruine des riches la misère des pauvres : tous les signes de renaissance ont un intérêt général.

À ces vérités qui frappent les yeux, on oppose la statistique et l’on démontre l’accroissement de la misère parle chiffre des émigrations. Il est vrai, à l’apparition de la maladie des pommes de terre, l’Irlandais perdit l’espoir de vivre sur la terre qui l’avait vu naître; il n’eut plus qu’un désir, celui de la quitter, plus qu’une pensée, celle de chercher une terre qui pût le nourrir. L’épouvante produisit une révolution complète dans les sentimens. On se mit à fuir avec la passion du naufragé qui quitte le vaisseau sur le point de s’abîmer : tous voulaient partir. J’ai vu l’Irlande à l’époque de cette désolation; sur les chemins de fer et sur les quais des ports de mer, j’ai rencon-