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Comme un arbuste vigoureux transplanté sur un sol inconnu enfonce dans la terre ses robustes racines et y puise la sève, Marthe, ébranlée un instant, se rattachait à la vie par mille liens.

L’un des premiers soins de Marthe fut de s’informer de Valentin ; elle se rendit même à La Grisolle pour le voir. Elle apprit que Valentin n’était pas à La Villeneuve ; le vieux bonhomme Favrel avait recueilli un héritage qui lui venait d’un frère mort au Brésil et dont on n’avait point de nouvelles depuis trente ans. Le premier soin du maître d’école avait été d’envoyer à Paris son fils d’adoption, qui pourrait ainsi se perfectionner dans un art dont une vocation naturelle lui avait enseigné les premiers élémens. Valentin travaillait donc dans l’atelier d’un sculpteur. M. Favrel continuait lui-même à grouper sur les bancs de l’école tous les marmots du village. Il est de ces tourmens dont on ne peut perdre l’habitude lorsqu’on les a subis pendant de longues années, et M. Favrel n’aurait su que faire de son temps, s’il n’avait eu une bande d’écoliers, grands et petits, criant autour de lui.

Mme d’Orbigny semblait alors plus agitée qu’on ne l’avait jamais vue. Elle s’enfermait seule durant de longues heures, n’était pas toujours exacte aux réunions du soir, recevait beaucoup de lettres d’une écriture inconnue, soupirait souvent et sautait sur sa chaise toutes les fois qu’une grande fille, appelée la Javiole, qu’elle avait à son service depuis quelque vingt ans, entrait dans le salon et lui glissait deux ou trois mots à l’oreille. On la surprenait parlant de son mari. Ce dernier trait frappait surtout M. Pêchereau, dont jamais elle ne prononçait le nom avec l’accent et le mouvement des lèvres qu’elle avait quand la conversation ramenait celui du défunt comte.

— Chère dame, lui dit-il un jour d’un air piqué, vous reprendriez-vous d’amour par hasard pour feu M. d’Orbigny ?

Mme d’Orbigny répondit par un profond soupir. Ce soupir, qui venait de loin, exaspéra le pauvre avoué.

— Certes, s’écria-t-il, après tout le mal qu’il vous a fait, on comprend que vous le regrettiez !

Et comme Mme d’Orbigny se taisait : — Mais enfin, poursuivit M. Pêchereau, qu’avait-il donc, ce cher comte, pour être tant aimé ?

— Ah ! dit Mme d’Orbigny, qui leva les yeux au ciel, personne ne baisait la main comme lui. C’était une grâce, un élan, un feu. Cela n’était rien, et cela vous ravissait !…

L’amant platonique de Mme d’Orbigny prit son chapeau et sortit.

Que de secrets qui s’échappent dans un mot ! Petite, grasse, blanche et blonde, Mme d’Orbigny rappelait ce portrait que Charles Gozzi trace des Vénitiennes ; elle avait des yeux bleus charmans, tendres