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liaires intéressés d’une cause perdue comprirent qu’il n’y avait plus dans ce pays, trahi par ses défenseurs naturels, ni gouvernement, ni armée, et que la fortune de la France l’emportait là comme partout. « Les principaux seigneurs bretons, nous dit un grand historien, dont les uns avoient été gagnés par le roi de France, dont les autres estoient livrés à un aveugle esprit de faction, avoient mis les affaires du duché dans une telle confusion que les Anglois, ne voyant plus aucun gouvernement ni aucun corps d’armée auxquels ils pussent se joindre, et ne craignant pas moins leurs alliés que leurs ennemis, prirent le parti de repasser en Angleterre[1], »

Tout était donc consommé; le crime avait enfanté l’anarchie, et, selon sa destinée habituelle, l’anarchie avait dévoré sa proie. Ce fut dans cette situation désespérée que Dieu fit son œuvre. Au moment où personne en Europe ne soupçonnait un tel projet, Charles VIII eut la soudaine inspiration de consommer le grand travail de sa race par l’union spontanée de la Bretagne à la couronne. Affrontant le péril d’une nouvelle guerre contre l’Allemagne et l’Angleterre, il enleva du même coup à Maximilien sa femme et lui renvoya sa fille, à laquelle il était fiancé, et qui vivait à Paris depuis sa plus tendre enfance. Torturée dans ses plus intimes affections, la duchesse Anne s’inclina sous la volonté de la Providence, et le désespoir dans l’âme, mais le calme sur le front, la princesse la plus lettrée de son siècle donna sa main au prince inculte et grossier dont elle était la conquête.

Ici s’arrêtent, après un cycle de mille ans, les annales politiques du peuple armoricain; mais à la suite de cette histoire, une autre commence, histoire non moins curieuse et non moins ignorée. L’œuvre tentée par Pierre Landais dans la Bretagne indépendante devait se continuer dans la Bretagne devenue française. L’esprit de résistance à la monarchie absolue qui avait animé le ministre de François II allait persister dans le pays, non plus avec le caractère d’une lutte armée, mais sous la forme d’une redoutable opposition parlementaire. Il y a là un tableau que nous nous proposons de retracer un jour; mais déjà le but de cette étude serait atteint, si nous avions montré dans une de ses plus remarquables personnifications ce mouvement du génie breton, toujours appelé à servir la cause de la liberté, et qui transforma, trois siècles plus tard, en un viril auxiliaire de la révolution française, la province où celle-ci rencontra pourtant la plus énergique résistance.


LOUIS DE CARNE.

  1. Histoire de Henri VII, par F. Bacon, œuvres complètes, tome XIII, p. 165.