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lège de France que ceux qui sont désignés par les suffrages de leurs futurs collègues. Ainsi, dans des questions moins difficiles à résoudre, les chefs de l’instruction, de la guerre et de la justice prennent contre eux-mêmes des garanties, s’entourent de conseillers, reconnaissent des droits supérieurs. Dans les arts au contraire, matière délicate qui trompe les meilleurs esprits, où l’on est toujours exposé à mettre son goût à la place de la beauté et son caprice à la place des principes, un seul homme réglera-t-il tout par lui-même? Les connaisseurs consommés qui ont passé leur vie à étudier l’art craindraient d’accepter une tâche aussi périlleuse, et l’on voit sous tous les régimes des écrivains, des hommes politiques, des financiers s’en charger le plus gaiement du monde ! Les intérêts des artistes sont cependant aussi respectables que ceux des accusés, des professeurs ou des soldats, et le progrès ou la corruption de l’art mérite d’être confié à des arbitres qui n’envisageront ce problème ni avec une légèreté dédaigneuse ni avec ennui. Ces arbitres, ce sont les membres de l’Académie, que leur âge, leur talent, leur vie entière, désignent comme les protecteurs naturels de l’art. D’ailleurs les ministres changent, et avec eux les systèmes de direction, tandis qu’un grand corps qui se renouvelle et s’assimile successivement tous ceux qu’il élit ne change pas. Il est donc le seul représentant de la tradition, de l’esprit de suite, de la stabilité dans les théories et des progrès dans la pratique; il est le juge le plus désintéressé du monde, parce qu’il n’a de passion que celle du beau. Désarmez-vous donc sans crainte, transmettez au jury une part bien faible de vos prérogatives et en même temps une part bien lourde de votre responsabilité. Par là, loin de perdre de votre puissance, vous l’accroîtrez en lui ménageant des garanties, la sécurité d’action et les avantages d’une concession encore plus habile que nécessaire. »

Telle est la demande que beaucoup de personnes formulent tout bas et que j’exprime à haute voix. Six mois nous séparent encore de l’exposition prochaine : l’opinion publique a donc le temps de se prononcer, l’administration des beaux-arts le temps d’agir. L’une ou l’autre m’entendra-t-elle? Je l’ignore; mais on dit que les naufragés perdus sur l’immense Océan ne peuvent s’empêcher d’agiter un signal qu’ils savent n’être vu de personne. Que ceux qui voudraient se joindre à moi, que la presse, organe de l’opinion, ne reculent point parce qu’ils prévoient une tentative inutile et un échec presque certain. C’est remplir un devoir que de lutter contre des tendances funestes et de proposer tout ce qui peut ralentir la décadence de l’art.


BEULE.