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mois à la routine provinciale de nos modestes habitudes. Je ne me serais pas cependant hasardée volontiers à rentrer à Londres, si je n’avais été informée que ma mère et son mari voyageaient depuis quelque temps sur le continent: leur retour n’était annoncé que pour une époque postérieure à celle où nous devions nous-mêmes être rentrées à Tynteford.

Nous ne fûmes pas longtemps, Christine et moi, à nous apercevoir que, tout en nous comblant de prévenances et de soins, mistress Elliott entendait se payer, et assez largement, l’hospitalité qu’elle nous avait si gracieusement offerte. Obligées de sortir avec elle, de rentrer avec elle, de faire ses visites, de courir ses magasins, surtout de lui consacrer exclusivement nos soirées, nous finîmes par accepter en souriant les conditions, après tout supportables, de cette tyrannie passagère. En y cherchant quelques compensations, j’inventai, à mon usage particulier, des promenades du matin dans les parcs, et surtout aux Kensington-Gardens, où j’allais chaque jour passer une heure ou deux avant le lever de mistress Elliott, en compagnie de mes gentils neveux, Arthur et Philip, tout fiers lorsqu’ils purent deviner qu’ils me servaient de porte-respects, ils eussent volontiers dit de « chevaliers. » C’était là mon plus véritable plaisir; quant au monde proprement dit, je ne le voyais guère qu’à Hyde-Park, à travers les glaces de la calèche de mistress Elliott. Elle insista cependant pour nous mener à une grande soirée costumée où j’entrevis, au bras d’un des plus élégans cavaliers de l’aristocratie, une des plus ravissantes femmes que j’eusse encore rencontrées. Elle portait le costume d’Elisabeth Wood ville, et son partner, aux propos duquel il me sembla qu’elle accordait la plus gracieuse attention, celui du roi Edouard IV. La beauté de ces deux jeunes gens, le bon goût et la magnificence de leurs déguisemens les faisaient resplendir au milieu des pseudo-Espagnols, des Polonais de fantaisie et des highlanders mal accoutrés qui faisaient le fond du Caledonian ball. Je ne pus m’empêcher de demander leurs noms au vieux colonel Marston, sous la protection duquel mistress Elliott m’avait placée, et qui me promenait consciencieusement au milieu des groupes bigarrés, des quadrilles étincelans. Il parut un peu embarrassé de ma question, et finit par me répondre d’un air contraint : « Le jeune homme est lord Charles Sackville; la belle Elisabeth se nomme lady Southborough. On les voit trop souvent ensemble, murmura-t-il ensuite entre ses dents, et lord Southborough m’a tout l’air d’un franc nigaud. » Ainsi j’avais sous les yeux cette Lilian Annesley que mon frère avait tant aimée, cette Lilian sur le sort de laquelle pesaient d’une manière si fatale les menées criminelles d’Owen WyndhamI En la contemplant sur cette pente glissante où elle était entraînée, sous ce regard fas-