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son ardente curiosité me fît grâce. La conversation de mistress Gill avec mon père, les dires de Jane Hickman, qui, elle aussi, le jour du crime, avait vu Owen Wyndham s’introduire mystérieusement chez ma mère et traverser, en la quittant, le cabinet de mon père, rien ne fut omis. À bout de questions, il s’arrêta pourtant, ferma un instant les yeux pour se recueillir, et à voix basse, mais distincte, comme se parlant à lui-même : — Mon père, dit-il, avait découvert leur secret. Ces lettres, saisies par lui, brûlées ensuite par elle, les mettaient à sa merci. Elle le savait, elle l’a dit à Wyndham, et celui-ci ne voulait ni d’un procès ruineux, ni d’une fuite ridicule avec une femme qu’il n’aurait pu faire vivre. Il devait de l’argent à mon père. Quand il a quitté cette maison, il savait dans quelle direction chercher sa victime. Un coup de pistolet a été entendu dix minutes après sa sortie. Il avait passé par le cabinet de mon père, et c’est un des pistolets de mon père qui a été ramassé près du mort. L’enquête n’a rien révélé de la présence de Wyndham en cette maison le jour de l’assassinat. Votre mère ne vous a pas perdue de vue un seul moment, tant qu’elle a pu croire présentes à votre mémoire les circonstances qui, révélées par vous, pouvaient perdre cet homme… Elle vous a laissée dans cette fausse croyance que notre père s’était donné la mort… Ma ferme conviction aujourd’hui, c’est qu’il a péri de la main d’Owen Wyndham !…

Pendant le long interrogatoire qu’il m’avait fait subir, ma pensée, suivant pas à pas la sienne, était arrivée, de déduction en déduction, à l’épouvantable certitude qu’il exprimait ainsi. Un malaise inouï, un inexprimable frisson intérieur accompagnaient cette initiation fatale. À cet endroit même où j’étais, j’avais entendu l’entretien qui, révélant à Owen Wyndham le péril suspendu sur sa tête coupable, l’avait conduit au meurtre. J’avais ensuite vécu, vécu toute ma jeunesse, à côté de cet adultère souillé de sang… J’y fusse restée peut-être, sans le hasard qui m’avait fait rencontrer Godfrey.

Mon frère s’était levé… Il se promenait maintenant à grands pas de long en large : à peine osai-je lui demander sur qui les soupçons, détournés de leur véritable objet, avaient pu tomber.

— On les a fait peser, me répondit-il, sur un batelier nommé Carter, qui vivait misérablement aux environs, et que mon père avait fait condamner pour braconnage. Le 12 septembre, le jour même de l’assassinat, et quelques heures après dans la soirée, cet homme fut tué à la suite d’une rixe de cabaret. En fouillant ses vêtemens, on y trouva une bourse ayant appartenu à mon père, et comme il avait plusieurs fois annoncé qu’il se vengerait du squire Lee…

— Carter ?… repris-je. Ce nom ne m’est pas absolument nouveau.