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honte de l’espèce de frayeur instinctive qui m’avait une fois déjà fait écarter l’idée de revoir notre ancienne demeure. A peine eus-je donné un léger signe d’acquiescement que nous étions déjà partis, et mon frère, animant de la voix et du fouet notre paisible attelage, essayait de se reconnaître dans ce pays, quitté déjà depuis si longtemps. Il se le rappelait naturellement beaucoup mieux que moi, et à mesure que nous nous rapprochions du village, il me nommait chaque terre, chaque domaine, jusqu’aux moindres chaumières, tant ses souvenirs se réveillaient vifs et précis.

Je ne me retrouvai, moi, que dans le village même. Là, par exemple, malgré seize ans écoulés, j’aurais nommé sans peine les propriétaires de chaque maison. En passant devant une petite boutique où jadis j’allais fréquemment, en compagnie de Jane Hickman, faire nos petites emplettes de mercerie, je ne pus m’empêcher d’exprimer le désir de savoir si cette fidèle domestique vivait encore, et ce qu’elle était devenue. Un des gens de la petite auberge où nous remisions notre modeste équipage m’adressa, quand je lui posai cette question, à la boulangère, mistress Smith, qui était plus ou moins apparentée aux Hickman. Je reconnus en elle une petite ouvrière que ma mère employait fréquemment, et qui, mariée depuis, avait pris toute l’apparence d’une vénérable matrone. La digne femme n’avait pas une mémoire aussi fidèle que la mienne, et elle demeura fort stupéfaite quand une belle dame inconnue l’apostropha par son nom de jeune fille. Son étonnement ne fut guère moindre quand il lui fallut reconnaître « la petite Swithy, » qu’elle avait si souvent promenée et bercée, dans cette personne imposante dont l’entrée l’avait presque abasourdie.

— Miss Lee!... miss Lee!... répétait la bonne femme sans pouvoir s’accoutumer à cette idée... Et vous pensez encore à Jane Hickman?... Elle aussi, allez, ne vous a pas oubliée. La dernière fois qu’elle est allée à Londres, il y a dix-huit mois, elle a eu bien du regret de ne pas vous voir.

— Qui l’en empêchait?...

— Jamais elle n’a pu parvenir jusqu’à vous. Tantôt vous étiez sortie, tantôt à la campagne... Les domestiques ont fini par lui dire qu’on ne la recevrait pas... Elle a eu bien du chagrin.

— Je n’ai jamais été informée de ceci, et je vous assure, ajoutai-je, que j’en éprouve aussi bien du regret.

La conversation en resta là, car Godfrey survint alors. Il était allé aux renseignemens. Les locataires du manoir paternel ne s’y trouvant pas en ce moment, nous étions admis sans la moindre difficulté à y pénétrer. La brièveté de notre excursion ne nous permettait pas le moindre délai. Aussi fallut-il quitter la bonne mistress