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figurer sur un livret, que d’ailleurs il est juste que les bons tableaux soient présentés aux acheteurs de préférence aux mauvais, que les travaux médiocres ont la ressource des expositions permanentes ou des entreprises particulières, sans que l’état leur doive son patronage. Aucune raison, fussent-elles toutes excellentes, ne sera écoutée et ne prévaudra sur la tendance funeste que j’appelle la démocratie dans l’art. Sous le règne du roi Louis-Philippe, le jury a plus d’une fois montré une rigueur courageuse pour écarter du Salon des œuvres qui ne se signalaient que par leur dévergondage et le mépris de tout ce qui constitue l’art. De quelles attaques le jury ne fut-il pas l’objet! La digue si nécessaire qu’il opposait ne fut-elle pas rompue en 1848? Le talent est rare, la médiocrité forme les gros bataillons; or les gros bataillons, si on les laisse hors de la place, l’assiègent. Les mécontens trouvent tout prêts des alliés redoutables qui finissent par leur assurer la victoire : je veux parler des journaux. La plupart des critiques qui rendent compte des expositions dans les journaux sont unis à un certain nombre d’artistes par des liens de camaraderie. Leurs amis sont nécessairement de grands hommes : comment ne pas aimer un tableau qu’on a vu ébaucher, retoucher, encadrer, vernir? On l’admire de bonne foi, c’est-à-dire les yeux fermés ; on a pour lui l’affection qu’un parrain ressent pour l’enfant qu’il voit grandir dans une maison amie; on le vante avec des tours de phrase hyperboliques, et l’on s’indigne contre ceux qui sont d’un autre avis.

Il convient de ne point heurter de front toutes ces exigences ; il vaut mieux leur donner satisfaction. Que l’exposition ait lieu comme d’ordinaire. L’Académie des beaux-arts, qui prononce les exclusions avec tant d’équité et de clémence (car si elle accepte bien des tableaux qui méritent d’être refusés, elle n’en a jamais refusé un seul qui méritât d’être reçu), l’Académie donnera, selon l’usage, un simple coup de balai à tout ce qui blesse la pudeur ou la propreté. Aussitôt la foule aura la joie de retrouver les 4 ou 5,000 tableaux devant lesquels elle défile bouche béante. Elle pleurera sur les infortunes d’une poupée, elle rira devant les contorsions des Parisiens qui font la traversée de Honfleur, elle reculera avec une terreur délicieuse devant une charretée de pavés, de grandeur naturelle, que cinq vigoureux percherons de même grandeur semblent lui verser sur la tête. Elle contemplera avec une conscience très nette de l’idéal des paysages couleur de chair et des chairs couleur de paysage. Laissez surtout ces douze ou quinze cents portraits qui font l’orgueil de tant de familles, et qui attestent d’une part l’amour qu’ont pour la peinture ceux qui ne se font peindre qu’à la condition d’être exposés, d’autre part la sincérité exagérée des artistes, qui, ayant promis de ne point embellir leurs originaux, ont trouvé