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tude des grands établissemens européens, et nous sommes peut-être les derniers voyageurs auxquels il ait été donné de la contempler dans sa primitive splendeur : tant est grande l’impulsion qui entraîne la race blanche vers la conquête entière du Nouveau-Monde ! C’est cette idée de destruction, cette arrière-pensée d’un changement prochain et inévitable qui donne, suivant nous, aux solitudes de l’Amérique un caractère si original et une si touchante beauté. On les voit avec un plaisir mélancolique. On se hâte en quelque sorte de les admirer. L’idée de cette grandeur naturelle et sauvage qui va finir se mêle aux magnifiques images que la marche de la civilisation fait naître. On se sent fier d’être homme, et l’on éprouve en même temps je ne sais quel amer regret du pouvoir que Dieu vous a accordé sur la nature. L’âme est agitée par des idées, des sentimens contraires ; mais toutes les impressions qu’elle reçoit sont grandes, et laissent une trace profonde.

Nous voulions quitter Saginaw le lendemain 27 juillet ; mais, un de nos chevaux ayant été blessé par sa selle, nous nous décidâmes à rester un jour de plus. Faute d’autre manière de passer le temps, nous fûmes chasser dans les prairies qui bordent la Saginaw au-dessous des défrichemens. Ces prairies ne sont point marécageuses, comme on pourrait le croire. Ce sont des plaines plus ou moins larges où le bois ne vient point, quoique la terre soit excellente ; l’herbe y est dure et haute de trois à quatre pieds. Nous ne trouvâmes que peu de gibier, et revînmes de bonne heure. La chaleur était étouffante comme à l’approche d’un orage, et les moustiques plus gênans encore que de coutume. Nous ne marchions qu’environnés par une nuée de ces insectes, auxquels il fallait faire une guerre perpétuelle. Malheur à celui qui s’arrêtait ! il se livrait alors sans défense à un ennemi impitoyable. Je me rappelle avoir été contraint de charger mon fusil en courant, tant il était difficile de tenir un instant en place.

La nuit qui suivit ce jour brûlant fut une des plus pénibles que j’aie passées dans ma vie ; les moustiques étaient devenus si incommodes que, bien qu’accablé de fatigue, il me fut impossible de fermer l’œil. Vers minuit, l’orage qui menaçait depuis longtemps éclata enfin. Ne pouvant plus espérer de m’endormir, je me levai et allai ouvrir la porte de notre cabane pour respirer au moins la fraîcheur de la nuit. Il ne pleuvait point encore, l’air paraissait calme ; mais la forêt s’ébranlait déjà, et il en sortait de profonds gémissemens et de longues clameurs. De temps en temps un éclair venait à illuminer le ciel. Le cours tranquille de la Saginaw, le petit défrichement qui borde ses rives, les toits de cinq ou six cabanes et la ceinture de feuillage qui nous enveloppait, apparaissaient un instant comme une évocation de l’avenir ; tout se perdait ensuite dans l’obscurité la