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Qui peindra jamais avec fidélité ces momens si rares dans la vie, où le bien-être physique vous prépare à la tranquillité morale, et où il s’établit devant vos yeux comme un équilibre parfait dans l’univers, alors que l’âme, à moitié endormie, se balance entre le présent et l’avenir, entre le réel et le possible, quand, entouré d’une belle nature, respirant un air tranquille et tiède, en paix avec lui-même au milieu d’une paix universelle, l’homme prête l’oreille aux battemens égaux de ses artères, dont chaque pulsation marque le passage du temps, qui, pour lui, semble ainsi s’écouler goutte à goutte dans l’éternité? Beaucoup d’hommes peut-être ont vu s’accumuler les années d’une longue existence sans éprouver une seule fois rien de semblable à ce que nous venons de décrire. Ceux-là ne sauraient nous comprendre; mais il en est plusieurs, nous en sommes assuré, qui trouveront dans leur mémoire et au fond de leur cœur de quoi colorer nos images, et sentiront se réveiller, en nous lisant, le souvenir de quelques heures fugitives que le temps ni les soins positifs de la vie n’ont pu effacer. Un coup de fusil qui retentit tout à coup dans les bois nous tira de notre rêverie. Le bruit sembla d’abord rouler avec fracas sur les deux rives du fleuve, puis il s’éloigna en grondant jusqu’à ce qu’il fût entièrement perdu dans la profondeur des forêts environnantes. On eût dit un long et formidable cri de guerre que poussait la civilisation dans sa marche.

Un soir, en Sicile, il nous arriva de nous perdre dans un vaste marais qui occupe maintenant la place où jadis était bâtie la ville d’Hymère. L’impression que fit naître en nous la vue de cette fameuse cité devenue un désert sauvage fut grande et profonde. Jamais nous n’avions rencontré sur nos pas un plus magnifique témoignage de l’instabilité des choses humaines et des misères de notre nature. Ici c’était bien encore une solitude; mais l’imagination, au lieu d’aller en arrière et de chercher à remonter vers le passé, s’élançait au contraire en avant, et se perdait dans un immense avenir. Nous nous demandions par quelle singulière loi de la destinée nous qui avions pu contempler les ruines d’empires qui n’existent plus et marcher dans des déserts de fabrique humaine, nous enfans d’un vieux peuple, nous étions conduits à assister à l’une des scènes du monde primitif, et à voir le berceau encore vide d’une grande nation. Ce ne sont point là les prévisions plus ou moins hasardées de la sagesse; ce sont des faits aussi certains que s’ils étaient accomplis : dans peu d’années, ces forêts impénétrables seront tombées, le bruit de la civilisation et de l’industrie rompra le silence de la Saginaw. Son écho se taira; des quais emprisonneront ses rives : ses eaux qui coulent aujourd’hui ignorées et tranquilles au milieu d’un désert sans nom seront refoulées dans leur cours par la proue des vaisseaux. Cinquante lieues séparent encore cette soli-