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confusément amoncelées sans ordre ni symétrie, des formes étranges et disproportionnées, des scènes incohérentes, des images fantastiques qui semblaient empruntées à l’imagination malade d’un fiévreux. Jamais nos pas n’avaient réveillé plus d’échos, jamais le silence de la forêt ne nous avait paru si formidable. On eût dit que le bourdonnement des moustiques était la seule respiration de ce monde endormi.

A mesure que nous avancions, les ténèbres devenaient plus profondes; seulement de temps en temps une mouche à feu traversant le bois traçait comme un fil lumineux dans ses profondeurs. Nous reconnaissions trop tard la justesse des conseils de l’Indien, mais il ne s’agissait plus de reculer. Nous continuons donc à marcher aussi rapidement que nos forces et la nuit peuvent nous le permettre. Au bout d’une heure, nous arrivons à la fin du bois, et nous nous trouvons dans une vaste prairie. Nos guides poussent trois fois un cri sauvage qui retentit comme les notes discordantes d’un tam-tam. On y répond dans le lointain. Cinq minutes après, nous sommes sur le bord d’une rivière dont l’obscurité nous empêche d’apercevoir la rive opposée. Les Indiens font halte en cet endroit. Ils s’entourent de leurs couvertures pour éviter la piqûre des moustiques, et, se cachant dans l’herbe, ils ne forment bientôt plus qu’une boule de laine à peine perceptible, et dans laquelle il serait impossible de reconnaître la forme d’un homme.

Nous mettons nous-mêmes pied à terre et attendons patiemment ce qui va suivre. Au bout de quelques minutes, un léger bruit se fait entendre, et quelque chose s’approche du rivage. C’était un canot indien long de dix pieds environ et formé d’un seul arbre. L’homme qui était accroupi au fond de cette fragile embarcation portait le costume et avait toute l’apparence d’un Indien. Il adressa la parole à nos guides, qui, à son commandement, se hâtèrent d’enlever les selles de nos chevaux et de les disposer dans la pirogue. Comme je me préparais moi-même à y monter, le prétendu Indien s’avança vers moi, me plaça deux doigts sur l’épaule et me dit avec un accent normand qui me fit tressaillir : « — Ah ! vous venez de la vieille France!... Attendez, n’allez pas trop vitement; y en a des fois ici qui s’y noient. » Mon cheval m’aurait adressé la parole que je n’aurais pas, je crois, été plus surpris. J’envisageai celui qui m’avait parlé, et dont la figure, frappée des premiers rayons de la lune, reluisait alors comme une boule de cuivre. — Qui êtes-vous donc? lui dis-je; vous parlez français et vous avez l’air d’un Indien? Il me répondit qu’il était un bois-brûlé, c’est-à-dire le fils d’un Canadien et d’une Indienne. J’aurai souvent occasion de parler de cette singulière race de métis qui couvre toutes les frontières du Canada et une