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bras croisés sur le tronc abattu dont j’ai parlé. Quand ils virent que nous avions fini, ils nous firent signe qu’eux aussi avaient faim. Nous leur montrâmes notre sac vide : ils secouèrent la tête sans mot dire. L’Indien ne sait pas ce que c’est que des heures réglées pour ses repas : il se gorge de nourriture quand il le peut, et jeûne ensuite jusqu’à ce qu’il trouve de quoi satisfaire son appétit; les loups agissent de même en pareille circonstance.

Bientôt nous pensons à remonter à cheval ; mais nous nous apercevons avec une grande frayeur que nos montures ont disparu. Sans doute aiguillonnées par la faim, elles se sont éloignées du sentier où nous les avions laissées, et ce n’est qu’avec peine que nous parvenons à nous remettre sur leurs traces; alors nous bénissons les moustiques qui nous ont fait songer au départ, et nous continuons notre route. Le sentier que nous suivons ne tarde pas à devenir de plus en plus difficile à reconnaître. A chaque instant, nos chevaux ont à forcer le passage à travers d’épais buissons, ou à sauter par-dessus des troncs d’arbres immenses qui nous barrent le chemin. Au bout de deux heures d’une route extrêmement pénible, nous arrivons enfin sur le bord d’une rivière peu profonde, mais très encaissée. Nous la traversons à gué, et, parvenus sur le haut de la berge opposée, nous voyons un champ de maïs et deux cabanes assez semblables à des log-houses. Nous reconnaissons en approchant que nous sommes dans un petit établissement indien : les log-houses sont des wig-wams. Du reste, la plus profonde solitude règne là comme dans la forêt environnante.

Parvenu devant la première de ces demeures abandonnées, Sagan-Cuisco s’arrête. Il examine attentivement tous les objets alentour; déposant sa carabine et s’approchant de nous, il trace d’abord une ligne sur le sable, nous indiquant de la même manière qu’auparavant que nous n’avons encore fait que les deux tiers du chemin; puis se relevant, il nous montre le soleil, faisant signe qu’il descendait rapidement vers le couchant; il regarde ensuite le wig-wam et ferme les yeux. Ce langage était fort intelligible : il voulait nous faire coucher en cet endroit. J’avoue que la proposition nous surprit fort et ne nous plut guère. Nous n’avions pas mangé depuis longtemps et n’étions que médiocrement tentés de nous coucher sans souper. La majesté sombre et sauvage des scènes dont nous étions témoins depuis le matin, l’isolement complet où nous nous trouvions, la contenance farouche de nos conducteurs, avec lesquels il était impossible d’entrer en rapport, rien de tout cela d’ailleurs n’était de nature à faire naître en nous la confiance. Il y avait de plus dans la conduite des Indiens quelque chose de singulier qui ne nous rassurait point. La route que nous venions de suivre depuis