Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 30.djvu/585

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Indiens depuis mon arrivée en Amérique. Dans les pays très habités, on ne parle d’eux qu’avec un mélange de crainte et de mépris, et je crois que là, en effet, ils méritent ces deux sentimens. On a pu voir plus haut ce que j’en pensais moi-même lorsque je rencontrai les premiers d’entre eux à Buffalo. A mesure qu’on avancera dans ce journal et qu’on me suivra au milieu des populations européennes des frontières et des tribus indiennes elles-mêmes, on concevra des premiers habitans de l’Amérique une idée tout à la fois plus honorable et plus juste.

Après avoir quitté M. Williams, nous poursuivons notre route au milieu des bois. De temps en temps, un petit lac (ce district en est plein) apparaît comme une nappe d’argent sous le feuillage de la forêt. Il est difficile de se figurer le charme qui environne ces jolis lieux où l’homme n’a point fixé sa demeure, où règnent encore une paix profonde et un silence non interrompu. J’ai parcouru dans les Alpes des solitudes affreuses où la nature se refuse au travail de l’homme, mais où elle déploie jusque dans ses horreurs mêmes une grandeur qui transporte l’âme et la passionne. Ici la solitude n’est pas moins profonde, mais elle ne fait pas naître les mêmes impressions. Les seuls sentimens qu’on éprouve en parcourant ces déserts fleuris, où, comme dans le Paradis de Milton, tout est préparé pour recevoir l’homme, c’est une admiration tranquille, une émotion douce et mélancolique, un dégoût vague de la vie civilisée, une sorte d’instinct sauvage qui fait penser avec douleur que bientôt cette délicieuse solitude aura cessé d’exister. Déjà, en effet, la race blanche s’avance à travers les bois qui l’entourent, et dans peu d’années l’Européen aura coupé les arbres qui se réfléchissent dans les eaux limpides du lac et forcé les animaux qui peuplent ses rives de se retirer vers de nouveaux déserts.

Toujours cheminant, nous parvenons dans une contrée d’un aspect nouveau. Le sol n’y est plus égal, mais coupé de collines et de vallées. Plusieurs de ces collines présentent l’aspect le plus sauvage. C’est dans un de ces passages pittoresques que, nous étant retournés tout à coup pour contempler le spectacle imposant que nous laissions derrière nous, nous aperçûmes à notre grande surprise, près de la croupe de nos chevaux, un Indien qui semblait nous suivre pas à pas. C’était un homme de trente ans environ, grand et admirablement proportionné dans tous ses membres. Ses cheveux noirs et luisans tombaient le long de ses épaules, à l’exception de deux tresses qui étaient attachées sur le haut de sa tête. Sa figure était barbouillée de noir et de rouge. Il était couvert d’une espèce de blouse bleue très courte. Il portait des mittas rouges : ce sont des espèces de pantalons qui ne vont que jusqu’au haut des